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Billet de blog 1 janvier 2025

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Trace 80-Modèles 2

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Même culte de la mère accueillante, même simplicité de ton, même univers méditerranéen de la culture de l’olivier, même pragmatisme, même sincérité désarmante, et aussi même solitude : beaucoup de choses rapprochent le livre de Mimmo Lucano « Le hors-la-loi – La longue bataille d’un homme seul » (2020- hélas non traduit en France), de celui de Cédric Herrou. Mais Lucano, après plusieurs tentatives, a eu l’occasion de mettre ses idées en pratique comme maire de Riace, petite commune de 2347 habitants, à l’extrême sud de l’Italie (voir ci-joint photos de mon voyage de décembre 2017). Son expérience est connue : elle a été largement popularisée dans le monde entier, notamment par Wim Wenders .

Ou bien, ironie du sort, pour quelqu’un qui attache peu d’importance à la propriété privée, par le magazine « Fortune », qui le classe en 2016, parmi les 50 personnes plus influentes du monde.

On conçoit que ce modèle gênait pas mal de monde, et de fait, tout fut fait pour l’abattre.

Lucano raconte son histoire, avec simplicité, et émotion. Nous verrons que son approche globale, intégrant accueil, économie locale, problème de l’eau, problème des déchets, création d’une monnaie locale, utilisation des savoir-faire,  multi-culturalité, … débordait largement une simple hospitalité. Elle croisait ainsi la plupart des thèmes traités ici dans ces 80 premières Traces.

Lui-même émigré un temps de sa vie, en Piémont, et habitant un village vidé par une émigration massive en Argentine, Lucano est particulièrement sensible à ce thème : un instant suffira, le 1er juillet 1998, pour lancer l’histoire : devant la côte de Riace, vint un voilier avec 184 personnes, tous kurdes. Laissons-lui la parole :

« Si d’une certaine façon Riace représente une avant-garde, c’est parce qu’elle a saisi dans les contradictions d’un système injuste une occasion historique pour sa propre renaissance. Nous n’avons pas géré les flux, terme inacceptable, nous n’avons pas non plus planifié des modèles de développement, parce que nous n’en avions pas les moyens, et nous n’avons pas résolu nos problèmes. Nous avons seulement revendiqué l’appartenance à un idéal, aux côtés des étrangers, des nouveaux citoyens, parce que ce défi regarde chacun, et il ne peut pas en être autrement. La globalisation des migrations est un phénomène inexorable et la politique des camps d’internement, de rétention, de la norme stricte ne peut trouver aucune issue positive. Par une absurde coïncidence, par un caprice des vents, il s’est trouvé un village contaminé par un virus « humain », un lieu dans lequel imaginer d’être tous des êtres humains était possible. Ceci a imprimé un signe profond, et ceci est le testament que nous laissons pour un rêve à venir. » ML

 « En réalité, si j’ai fait quelque chose, je l’ai fait parce que j’ai vu l’horreur dans les yeux de qui craignait de devoir revenir dans son pays d’origine. » ML

Lucano est légaliste, et s’appuie notamment sur la Constitution italienne : « Au-delà des sensibilités éthiques, et du respect des droits humains, l’article 32 de la Constitution (italienne) considère le droit de vie humaine premier, absolu, et inviolable. » ML

Il fait jouer la solidarité entre émigrés, sans vouloir distinguer  entre eux : « Quant aux habitants de Riace émigrés en Argentine, nous devons reconnaître leur grande disponibilité et solidarité quand nous  avons eu besoin des maisons abandonnées pour pouvoir héberger dans leur village d’origine, dans le but de projets d’accueil, les migrants arrivés chez nous. Ils ont tous accepté de bon cœur, et non par pitié, mais avec une profonde compréhension du phénomène migratoire. » ML

« Dans la pratique, je n’ai jamais distingué entre qui fuit une guerre, et qui fuit la pauvreté, et je ne l’ai jamais entendu dans les récits des personnes qui sont arrivées à Riace. » ML

Lucano se réfère à l’histoire antique du pays, connu pour ses bronzes, trouvés à l’endroit même du naufrage de 1998, et aux traditions antiques d’hospitalité :  « Et l’histoire est faite aussi de personnes et de traditions, comme les Phéaciens, les voyageurs grecs du mythe, arrivés juste sur ces côtes avec leurs embarcations. Un voyage qui ne pouvait faire abstraction du concept de « xenia », d’hospitalité. » ML

 « Selon le mythe, les réfugiés doivent être accueillis, et même, vénérés comme des dieux. Et ceci, qui  s’est transmis dans notre culture,  e qui aujourd’hui se reflète dans notre nouvelle épopée d’une humanité en fuite vers un songe de libération, à la recherche de la paix, suspendu au vent comme l’étaient les embarcations de la Grande Grèce. En une époque où les choses matérielles sont devenues plus importantes que les personnes, cela en vaut la peine, de regarder l’expression des yeux d’un être humain, sans préjuger de son âge, et de chercher dans ce regard cette valeur inestimable qu’aucune œuvre d’art ne peut égaler. » ML

“Un garçon iranien, Asad, prit la parole. Dans son pays, il était journaliste, et il avait tourné de par le monde. Dans un mélange d’espagnol (qu’il parlait très bien) et d’italien, il dit : « Nous sommes un peuple en voyage et en recherche de libération. Ceci est un pays de maison, mais sans personne. Nous avons simplement besoin de maisons. Ceci pourrait être notre lieu. » ML

Les idées, et les réalisations, foisonnent, et sont mises en pratique, basées sur le travail commun : reprise d’activité du moulin à huile, du tissage, recherche d’une nappe d’eau pour une gestion publique de l’eau, ramassage des déchets par des ânes tirant des charrettes,… car :

 « L’accueil ne peut se limiter à l’hospitalité : une communauté pour croître a besoin d’habiter son territoire, d’interagir avec chacun de ses aspects, de construire des dynamiques vitales, durables. » ML

« Une de nos premières idées fût de créer un moulin à huile social, mettant aux normes celui existant, qui à cause de sa position –au centre du village- n’avait plus l’homologation nécessaire sur le plan normatif./…/ D’abord les Kurdes, puis tant d’autres réfugiés reçus à Riace ont récolté les olives de notre territoire et ont redonné vie à ce moulin, aux côtés des autres habitants de Riace. » ML

« Ce travail (des tisserandes) fatigue le corps, les mains, et les esprits. Cette coopérative, comme tant de ces dernières années, tente de transformer tout cela en beauté. » ML

« Il s’agissait d’une réflexion sur l’origine du village, dont le nom grec Ryakyon signifie “ruisselet”, et sur son avenir. L’eau peut être considérée comme un élément de valorisation urbaine, de développement, et de protection du territoire. » ML

« Nous trouvâmes une nappe aquifère ancienne, en mai 2016, une réserve naturelle de vie, vieille d’environ 4 millions d’années, dans le quartier « Nesci acqua », dès le premier essai. Dans le nom même de la zone il y avait la solution, vu qu’il signifie « l’eau jaillissante ». » ML

« Les ânes… me rappelaient une dimension lente de la société, une idée beaucoup moins frénétique, qui ne brûle pas l’âme. » ML

« Nous avons impliqué la communauté Rom dans la construction des charrettes : un art antique, pour lequel il convient d’être un peu menuisier, un peu maréchal-ferrant… » ML

Il faut souligner que tout ceci se passe  dans une région souvent montrée du doigt, en particulier par les “leghistes” d’Italie du Nord :« En Calabre, nous étions en train d’ouvrir un nouvel horizon sur le plan du développement local, dans la gestion des services communaux, le ramassage des déchets solides, la gestion publique de l’eau, l’accueil et l’intégration, la coopération sociale, les impôts. » ML

Cela va jusqu’à la création d’une monnaie locale, facilitant les échanges : « De l’antiquité à la fin du XIX° siècle, beaucoup de petits territoires ont battu monnaie locale /.../ Nous avons décidé de reprendre ce vieux concept, en instituant une monnaie pour Riace. » ML

Les élections de mars 2018, avec l’arrivée de la Lega au gouvernement, marqueront la fin (on l’espère provisoire) de l’expérience :

« Riace représentait la pointe la plus avancée d’une idée de l’inclusion et de la solidarité qui défiait l’Etat répressif, celui de l’ordre, de la sécurité, de la protection des frontières, de la fermeture des ports. L’hospitalité fut un vent qui a surmonté les barrières, générant une évolution anthropologique du concept de communauté, rendant perméables les frontières, incluant les migrants non comme réfugiés, mais comme authentiques et précieux citoyens. Ce qui fut un vrai défi. Pour une fois, la gauche au pouvoir d’une petite communauté montrait une réelle cohérence avec sa mission sociale, avec une dimension éthique dépassant la relativité politicienne, renversant complètement le théorème selon lequel gouverner signifierait se régler sur le conformisme de la pratique bureaucratique et autoritaire. »ML

« Riace était devenue une utopie réelle et fascinante, admirée et étudiée, à exporter, même. Quelqu’un l’a appelée « modèle », mais il s’agit simplement d’un ensemble de bonnes pratiques, basée, autant qu’il est possible dans le respect des lois en vigueur, sur l’horizon ultime d’une société durable. » ML

« Encore aujourd’hui, de loin en loin me vient le soupçon qu’il y eut un dessein de détruire une réalité qui fonctionnait, comme s’il ne fallait pas que cela se sache qu’accueil peut vouloir dire vie en commun pacifique, sans peur, sans tensions, sans affrontements, sans tromperies. » ML

Ces parcours de Cédric Herrou et Mimmo Lucano sont des récits d’apprentissages, où les premiers à apprendre sont les deux protagonistes : Herrou faisant un parcours immense sur lui-même, au lieu des voyages dont il rêvait, et Lucano, dont le livre regorge d’hommages à ceux qui lui ont dévoilé tel aspect humain, ou technique : ce thème de l’apprentissage, en tous sens, sera évoqué dans les prochains textes.

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