« Mon grand-père a ouvert les yeux, fait un signe ; tout le monde s’est approché plus près… Le vieillard a étendu les mains ; une vieille lui a glissé un coussin sous la nuque. La voix du vieillard s’est élevée :
-Adieu mes enfants, dit-il ; j’ai mangé mon pain, je m’en vais. J’ai rempli ma cour d’enfants et de petits-enfants, j’ai rempli mes jarres d’huile et de miel, j’ai rempli mes barriques de vin, je n’ai pas à me plaindre. Adieu !
Il agitait les mains et prenait congé de nous. Il a promené ses yeux autour de lui, nous a tous regardés un à un.… Personne ne disait mot ; le vieillard s’est remis à parler :
-Prêtez l’oreille, les enfants, écoutez mes dernières volontés : pensez aux bêtes, aux bœufs, aux moutons, aux ânes ; ne vous y trompez pas, ils ont une âme eux aussi, ce sont aussi des hommes, seulement ils portent des peaux de bêtes et ne peuvent pas parler ; ce sont d’anciens hommes, donnez-leur à manger. Pensez aux oliviers, aux vignes, fumez-les, arrosez-les, taillez-les, si vous voulez qu’ils vous donnent du fruit ; ce sont d’anciens hommes eux aussi, mais très anciens, et ils ne s’en souviennent plus. Mais l’homme se souvient et c’est pour ça qu’il est un homme. Vous écoutez ? Ou bien est-ce que je parle à des sourds ?
Nous écoutons, vieillard, nous écoutons … répondirent quelques voix.
Le vieillard a tendu sa grande main et appelé son fils aîné : - Hé, Costandi !
Costandi, un colosse à la barbe grise, aux cheveux frisés, aux grands yeux bovins, a pris la main de son père : - Me voilà, seigneur père, que veux-tu ?
-Dans la petite jarre, il y a le meilleur blé ; il y a longtemps que je l’ai mis de côté pour mon gâteau funèbre ; fais-le bouillir pour l’office du neuvième jour, mets-y beaucoup d’amandes, Dieu soit loué nous en avons, ne lésine pas sur le sucre, comme tu en as l’habitude, tu entends ?.....
-Dites-moi, de quel côté se couche le soleil ? demanda-t-il d’une voix mourante ; tournez moi de ce côté-là. Deux fils l’ont pris et l’ont tourné vers l’occident. – Adieu, murmura-t-il, je m’en vais !
Il a exhalé un soupir profond, tendu les jambes et sa tête a roulé et est venue frapper contre les pierres de la cour. » Nikos Kazantzakis « Rapport au Greco » (1961)
Les vieux ? Un « or gris », pour les financiers qui nous ruinent. La mort ? Cachée à tous. La vie ? Où donc ? C’est bien parce qu’ici, nous essayons d’imaginer une autre vie possible que nous nous penchons sur les vieillards.
Les arbres cachent la forêt : Les paroles de Stephane Hessel, d’Edgar Morin, en France ...de Liliana Segre, en Italie, trouvent un écho, en raison des expériences traversées par ces admirables vieillards, en raison de leur lucidité aussi.
Nous avons évoqué les grand-mères du Barefoot College de Tilonia, et leur capacité à diffuser des savoirs techniques, dans Trace 82. Nous avons tous à l’esprit un modèle : en ce qui me concerne, René, évoqué dans Trace 55, enseignant à ses petits-enfants le ramassage des châtaignes, leur commercialisation, le sciage de long,… Et, plus personnellement, mon propre grand-père qui m’enseigna à scier, à calculer, à clouer, à écrire, à enfoncer un clou, à aimer Victor Hugo…
Mais cette foule des EHPAD, ces « résidents » maltraités, exploités comme le dernier filon du capitalisme ? Nos parents, nous-mêmes un jour ? Nos lectures, dans ce chemin malaisé :
« Le syndrome de Diogène – Eloge des vieillesses », de Régine Detambel (2007)
« Réparons le monde », recueil de textes de Corine Pelluchon (2021).
Régine Detambel se livre à une défense et illustration des vieillesses, sollicitant le témoignage des écrivains, et nous interrogeant sur notre rapport au vieillissement sous tous ses aspects .
Les vieux, qui nous rappellent qu’il existe une flèche du temps, disparaissent, cachés :
« On n’aime pas que le temps soit visible… On n’aime pas le désordre et l’altérité au sein de la belle ordonnance du fort. » RD
Cette disparition est un manque pour tous : « Masque ou bandelettes, qu’importe, il faut cacher sa maladie. Les vieillards sont tous des lépreux. Les maisons de retraite des lazarets. » RD
Detambel dénonce la caste d’intouchables que finissent par former nos vieillards, dans la société française :
« Le mot « sacré » veut dire « séparé ». Le « sacer » latin dit à la fois le vénérable et l’épouvantable.
Ces gens séparés du peuple, désormais immiscibles, on les appelle des résidents. » RD
Corine Pelluchon s’interrogeait déjà dans « Ethique de la considération » (2018) sur le hiatus entre l’urgence écologique et notre immobilisme à tous, et comment y remédier. Ses textes cités ici font partie d’un recueil liant défi climatique et remaniement de nos représentations.
Dans « Repères philosophiques pour une société postcarbone », ceci :
« Dans nos sociétés, l’être humain tend à s’évaluer en fonction de critères centrés sur la performance. Il craint tout ce qui lui rappelle sa vulnérabilité et est tenté d’asseoir sa domination sur les êtres qui, en raison de leur genre, de leur espèce ou de leur situation sociale, sont plus vulnérables. »CP
Notre rapport avec la vulnérabilité touche on le voit, celui que nous avons avec le monde, mais aussi avec les vieillards, et leur vulnérabilité : « La sobriété ne découle pas de la compréhension intellectuelle de la gravité du réchauffement climatique, mais le désir de modifier ses habitudes de consommation est intimement lié à ce processus de subjectivation et d’individuation qui suppose de se réconcilier avec la vulnérabilité que l’on a en commun avec les autres humains. » CP
« La vieillesse ou l’amour du monde », publié en 2010 dans Esprit, s’inscrit dans la continuité de l’essai de Simone de Beauvoir : « Vieillesse » (1970) : « C’est le sens que les hommes accordent à leur existence, c’est leur système global de valeurs qui définit le sens et la valeur de la vieillesse. Inversement : par la manière dont la société se comporte avec ses vieillards, elle dévoile sans équivoque la vérité – souvent soigneusement masquée – de ses principes et de ses fins. » SdB
L’institution de la retraite, cette solidarité obligatoire, peut devenir, comme toute institution, contreproductive, si elle devient mise à l’écart : « Un individu se dit qu’il est vieux parce qu’il a l’impression d’être mis à l’écart de la société. » CP
Pour le pire, mais aussi pour le meilleur, les sociétés traditionnelles suscitaient l’appui et l’avis de tous âges confondus : je pense aux marchés de mon enfance, aujourd’hui à ceux de Lucca ; ou encore aux travaux de la pêche à Collioure, où tous, ramendant les filets, triant les poissons, réparant les barques, partageaient des savoirs, et un espace…
« Ce n’est pas le fait de vieillir qui explique la dépression de certains vieillards, mais le sentiment qu’ils ont de ne servir à rien et de ne compter sur personne. » CP
Dépression jusqu’au suicide : https://www.lemonde.fr/societe/article/2012/08/29/le-suicide-des-seniors-un-probleme-de-sante-publique-encore-mal-pris-en-compte_1752618_3224.html
« Il est indispensable de réfléchir au sens que le vieillissement confère à l’aventure humaine et de cultiver les liens que les générations peuvent tisser entre elles. »CP
Aujourd’hui, fleurissent heureusement des initiatives en ce sens :
http://www.solidages21.org/?post_type=fiche_projet&p=1314
https://www.solidarum.org/culture-et-savoirs/transmission-de-memoires-entre-generations
Corine Pelluchon nous rappelle quel bouleversement de nos conceptions suppose cette « réparation du monde » : entre autre, l’abandon de l’ « éthique de l’autonomie » :
« Les soignants et les aidants qui parviennent à procurer du confort et à donner de la joie à ces malades montrent qu’ils ont dépassé la conception intellectualiste et élitiste de la vie qui sous-tend l’ « éthique de l’autonomie ». La dignité d’une personne est donnée, elle n’est pas subordonnée à la possession de la raison, du langage articulé et de la mémoire et n’est pas relative à mon point de vue. » CP
Sortir du modèle économique dominant s’avère nécessaire : « Reconnaître les services que rendent les personnes âgées quand elles s’occupent de leurs petits-enfants et qu’elles contribuent à la transmission de la culture et des savoir-faire est déjà un acte politique. Mais pour tenir ses promesses, elle exigerait de rompre complètement avec le modèle fordiste qui sépare la formation, le travail et la retraite, condamnant à l’invisibilité les retraités et ne leur offrant comme seules perspectives que la consommation et la distraction. » CP
Nous avons évoqué Traces 132 et 133 la vision étroite de l’économisme, sa domination : « Il exige enfin, la sortie de l’économisme qui est lié au règne du profit, et une critique du modèle de la socialité sur lequel a été fondé jusqu’à présent le contrat social… C’est en ce sens que la réflexion philosophique sur la vieillesse est radicale ; elle suppose l’amour du monde. » CP
Après les vieux, bientôt une autre réflexion, sur les enfants.