Nous poursuivons la lecture des « Perspectives terrestres » d’Alessandro Pignocchi :
2-LES PILIERS DE LA MODERNITE
Partir de ce qui se manifeste chaque jour : « Pour l’instant, les perspectives terrestres s’ébauchent et résistent dans les luttes territoriales, les luttes paysannes, autochtones, les luttes pour la terre et dans l’ensemble des intitiatives locales qui cherchent à entretenir ou déployer d’autres liens aux territoires et à la subsistance. »
Les institutions actuelles se sont sclérosées : « Une institution perd sa fluidité lorsque pour des raisons de taille ou de tutelle, elle se met à œuvrer à sa propre reconduction davantage qu’aux tâches pour lesquelles elle avait été pensée… »
La démocratie représentative est une tromperie depuis le début : Voir à ce sujet la Trace 305avec
Christophe Pébarthe et Barbara Stiegler : « Le mythe de la démocratie représentative raconte que nos grandes institutions conservent un certain degré de fluidité. » Ce qui est faux.
Dès lors la question est : « Comment refluidifier les grandes structures existantes, afin de remettre en route les boucles de détermination mutuelle entre formes instituées et volonté collective. »
Nous avons vu avec Aurélien Berlan et « TERRE ET LIBERTE » (Traces 383 à 385) ce que nous nommons aujourd’hui liberté : « La conception de la liberté engendrée par la modernité est fondamentalement objectifiante. Elle désigne l’absence de liens, ou du moins le fait d’être capable de ne tisser que des liens temporaires, interchangeables, qui peuvent se faire et se défaire sans créer de réel manque. Or ce sont les objets qui sont interchangeables et remplaçables. « Etre libre », en ce sens, signifie que l’on sait ne s’entourer que d’objets, et devenir objet soi-même. »
Je dois à Pignocchi la lecture de Karl Polanyi, et de sa théorie du désencastrement de l’économie (Trace 371). Rappelons : Le désencastrement est le mouvement artificiel dans lequel la sphère économique se détache des sphères sociales et politiques. Pignocchi en dépeint ici les conséquences : « L’économie est la principale institution qui a conféré à la modernité sa dynamique fondamentalement objectifiante…La sphère économique, dans sa version moderne, porte en elle une incompatiblité de substance avec l’épanouissement d’une attitude globalement subjectivante à l’égard des vivants, humains comme non humains…Sa bonne fortune s’explique par l’efficacité avec laquelle elle satisfait deux familles d’affects fondamentaux qui travaillent puissamment les motivations des élites dirigeantes et possédantes : la volonté de contrôle et le fantasme de délivrance. »
Mais Pignocchi est aussi lecteur de Graeber et Wengrow (Trace 137) : « La centralisation et la verticalité du pouvoir n’ont rien d’inéluctable. De nombreux collectifs d’humains à travers l’histoire, même très étendus, ont su se doter d’institutions qui répartissent de façon plus ou moins équitable le pouvoir politique. »
Et de James C.Scott (Traces 441 à 444) : « Un pouvoir centralisé et descendant vise à rendre le monde plus lisible et prédictible, et donc à simplifier et uniformiser les réseaux d’approvisionnement, … Non plus rendre compte du monde dans sa chatoyance mais le simplifier pour le rendre plus gouvernable. »
Dans ce contexte : « L’outil le plus sûr et le plus efficace de prolétarisation reste la destruction et la dépossession des moyens de subsistance, notamment alimentaires… La base fondamentale de cette opération de dépossession est le contrôle total d’une « nature » objectifiée, qui passe par, et permet, la privatisation des communs, la destruction de l’agriculture vivrière, l’appauvrissement et la délégitimation des connaissances et des savoir-faire qui sous-tendent l’autonomie matérielle. »
Prendre le pouvoir ? Ou bien en défaire l’idée ? « Face à une situation de domination, l’émancipation peut prendre différentes voies et avoir différents niveaux d’ambition. Un groupe dominé peut aspirer à s’émanciper en prenant la place de ses dominants, ou, de façon plus globale et généreuse, en défaisant la relation de domination elle-même. »
Alain Damasio proclame: « Il faut battre le capitalisme sur le terrain du désir », ce que reprend à sa façon Pignocchi : « L’un des moteurs affectifs des mouvements d’émancipation est un désir d’ « autre chose ». Le mouvement devient effectif lorsque ce désir est suffisamment puissant, partagé et qu’il trouve une oriantation politique relativement concrète… Les perspectives terrestres cherchent à saisir et à amplifier ce nouveau désir d’autre chose. L’émancipation globale qu’elles proposent emporte donc avec elle les vivants non humains, pour eux-mêmes et parce qu’elles y voient une condition à l’émancipation humaine. »
Concluant : « Les choix touchant aux manières d’habiter les territoires, d’y vivre et de s’y nourrir ne doivent plus être guidés par des impératifs de rentabilité, mais par ce qui est collectivement désigné comme désirable.»
3 - NOUS AVONS CHANGE D’ERE POLITIQUE : EN TIRER LES CONSEQUENCES
La « social-démocratie a vécu : « Le principe de la « social-démocratie » consistait à développer le capitalisme tout en l’aménageant…. La dépendance générale au marché y est en permanence solidifiée comme outil de gouvernance. »
Réaliser la justice sociale en la basant sur une croissance censée infinie n’a aucun sens : « La crise écologique balaie la croyance philanthropique, au cœur du projet social-démocrate, d’après laquelle nous pouvons compter sur une élévation du niveau de vie pour tous… Le projet social-démocrate écologiste, ….est donc doublement mort, doublement zombi. »
En face, les riches s’achètent des îles, rêvent, stupidement, de planètes : « Le choix, en partie implicite, fait à l’échelle d’une classe, est de compter sur sa position dominante pour échapper aux effets les plus dévastateurs de la crise écologique un peu plus longtemps que les autres… La mise à l’abri des dominants est simplement le projet de société qui se dessine en creux… »
Il émane de tout cela une grande violence : « Les institutions politico-économiques qui structurent notre monde sont ossifiées et capturées par les intérêts du grand capital, des intérêts que la crise écologique rend chaque jour plus antagonistes à ceux du reste de la population… Lorsque les dommages sociaux et écologiques du libéralisme autoritaire deviennent trop flagrants et que la répression tend à devenir insuffisante pour gérer les mécontentements qu’il provoque, il se fascise. »
4 - RENVERSEMENT REVOLUTIONNAIRE ET PRISE DE POUVOIR PAR LES URNES
Imaginons un renversement : serions-nous capables de construire cet oxymore : une institution fluide ? « Dans les termes de Frédéric Lordon, la difficulté est de constituer des institutions « mésomorphes », comme ces cristaux qui sont à la fois liquides et solides. Des institutions suffisamment solides pour jouer un rôle organisateur, mais suffisamment fluides pour rester sous contrôle. »
Vient, comme toujours, la référence zapatiste (Trace 204) : « Dans l’histoire récente, l’exemple le plus encourageant d’institutions mésomorphes provient du Chiapas zapatiste. »
Et il faut bien reconnaître en revanche qu’ici : « Nos savoir-faire collectifs en matière d’auto-organisation, d’autonomie matérielle et de prise de décision démocratique à grande échelle sont dans un tel état de délabrement qu’il nous est même difficile d’imaginer la suite. »
Quelques conditions sont énoncées : « Des forces autonomes pourraient être annonciatrices d’un processus révolutionnaire si elles sont en mesure :
De fournir quelques bases matérielles… elles doivent être à même de nous aider à subcvenir nos besoins élémentaires (alimentaires, soin)
D’œuvrer à la construction et à la diffusion des connaissances, des savoir-faire, des réflexes, des affects, en somme des « savoir-être »…
D’être suffisamment organisées et puissantes pour contribuer efficacement à la phase de renversement elle-même et, surtout, pour servir de base et d’ossature à l’immense chantier de reconstruction institutionnelle qui s’ensuivra…
Par ailleurs, en cas de changement par les urnes : « Les réseaux d’autonomie permettraient à un gouvernement progressiste de se maintenir en place, mais contribueraient aussi à le surveiller, à s’assurer qu’il ne faiblit pas, qu’il maintient sa ligne offensive vis-à-vis du grand capital. »
De toute façon : « Dans un cas comme dans l’autre (révolution ou prise de pouvoir par les urnes), la tournure que prendraient les évènements serait donc directement liée à la puissance des formes autonomes, politiques et matérielles, que nous aurions réussi à constituer en amont. »
On en vient à la « cohabitation » brièvement évoquée dans l’introduction : « La perspective est alors de parvenir à bâtir progressivement une forme de cohabitation, relativement stabilisée et pacifiée, entre des Etats apparentés à ceux que nous connaissons et des foyers d’autonomie politique et matérielle, en partie territorialisés, et qui explorent différentes interrelations avec les structures étatiques. »
Ce qui suppose une autonomie (à définir) : « Construire des formes d’autonomie territorialisée permet de s’attaquer aux racines de la domination moderne : on prend acte que l’on ne saurait affaiblir les structures de la modernité capitaliste tant que l’on reste vitalement dépendant d’elles. »
Ici, il faut entendre le verbe libérer en un sens figuré : « Libérer des territoires est donc la première des conditions pour éprouver concrètement et collectivement les affects terrestres, ressentir les joies et l’intensité qu’ils contiennent et que la modernité a occultées, puis les voir s’amplifier et se complexifier. »
Joies que nous retrouverons au prochain épisode.