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Billet de blog 2 janvier 2025

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Trace 81-Transmission 1

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

A lire Cédric Herrou, ou bien Mimmo Lucano, il apparaît combien la notion de transmission, de pédagogie, est au centre de leurs initiatives. Pédagogie bien comprise où le premier enseigné est, comme le décrit Herrou, celui qui, au contact des exilés, apprend un nouveau type de vie en commun, bien éloigné de celle qu’il menait solitaire.

Qu’il y ait à apprendre, à enseigner, partout, et sans cesse, nous en sommes convaincus. Cela passe-t-il par les institutions auxquelles on a confié ce rôle ?

Le très bel exemple de Quatorze

http://quatorze.cc/portfolio/lab14/

, qui s’inscrit en droite ligne dans ce que nous tentons d’imaginer ici, ouvre des voies… nous y reviendrons.

Menons notre enquête là-dessus, avec les lectures suivantes :

Ivan Illich : Déscolariser la société (1971)

Jean-Michel Djian : Ivan Illich, l’homme qui a libéré l’avenir (2020)

Et principalement ici, Jacques Rancière : « Le maitre ignorant, cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle » (1987)

Le rêve d’émancipation, dont parle Mimmo Lucano, Rancière le poursuit à travers l’expérience d’Emile Jacotot : En 1818, Emile Jacotot doit enseigner le français à des étudiants flamands de l’université de Louvain, sans connaitre lui-même le Flamand …

Il leur donne à lire un classique du dix-septième siècle : le « Télémaque » de Fénelon, en français, avec sa traduction. A son propre étonnement, les élèves sont capables en quelques semaines de disserter en langue française. C’est cette expérience et ses prolongements que Jacques Rancière raconte et analyse, se servant des écrits de Jacotot.

« Tout s’était joué par force entre l’intelligence de Fénelon qui avait voulu faire un certain usage de la langue française, celle du traducteur qui avait voulu en donner un équivalent hollandais et leur intelligence d’apprentis qui voulaient apprendre la langue française. Et il était apparu qu’aucune autre intelligence n’était nécessaire. Sans y penser, il leur avait fait découvrir ceci qu’il découvrait avec eux : toutes les phrases, et par conséquent toutes les intelligences qui les produisent, sont de même nature. Comprendre n’est jamais que traduire, c’est-à-dire donner l’équivalent d’un texte, mais non point sa raison. » JR

Jacotot, et à sa suite Rancière, distingue entre abrutissement et émancipation :

« Il y a abrutissement là où une intelligence est subordonnée à une autre intelligence. » JR

Les habitudes de ce que Rancière appelle la vieille méthode, ou « la Vieille », sont néfastes, en présupposant une inégalité, et une supériorité de celui qui sait, de celui qui explique, sur l’apprenti.

« La pratique des pédagogues s’appuie sur l’opposition de la science et de l’ignorance. » JR

Il se perd ainsi une chance, celle de s’appuyer précisément sur l’intelligence de qui l’on veut instruire :

« On peut enseigner ce qu’on ignore si l’on émancipe l’élève, c’est-à-dire si on le contraint à user de sa propre intelligence. » JR

Le fait que l’école nourrisse la méritocratie, et finalement les inégalités, est récurrent dans les livres

 de Ivan Illich : comme toujours, l’institution devient ainsi contreproductive :

« Les exclus du monde de l’intelligence souscrivent eux-mêmes au verdict de leur exclusion. Bref, le cercle de l’émancipation doit être commencé. » JR

Ou, autrement dit : « Voilà le génie des explicateurs ; l’être qu’ils ont infériorisé, ils se l’attachent par le plus solide des liens au pays de l’abrutissement : la conscience de leur supériorité. » JR

Le choix initial doit donc être clair : qu’attend-on de ce moment collectif d’éducation réciproque ?

« Le problème de Jacotot n’était pas l’instruction du peuple : on instruit les recrues que l’on enrôle sous sa bannière, les subalternes qui doivent pouvoir comprendre les ordres, le peuple que l’on veut gouverner. Son problème à lui était l’émancipation : que tout homme du peuple puisse concevoir sa dignité d’homme, prendre la mesure de sa capacité intellectuelle et décider de son usage. » JR

Jacotot misa essentiellement sur la volonté avec un optimisme inaltérable : « Les choses étaient donc claires : ce n’était pas une méthode pour instruire le peuple, c’était un bienfait à annoncer aux pauvres : ils pouvaient tout ce que peut un homme. Il suffisait de l’annoncer. Jacotot décida de s’y dévouer. » JR

Essayons, nous aussi d’appliquer dans notre vie quotidienne les trois préceptes de Jacotot :

« L’élève doit tout voir par lui-même, comparer sans cesse et toujours répondre à la triple question : Que vois-tu ? Qu’en penses-tu ? Qu’en fais-tu ? Et ainsi à l’infini. » JR

Le choix de l’objet de base, « Télémaque », ou n’importe quel livre, importe peu :

« Le problème est de révéler une intelligence à elle-même. N’importe quelle chose peut servir. C’est « Télémaque », ce peut être une prière ou une chanson que l’enfant ou l’ignorant sait par cœur. » JR

Comment définir le rôle du maitre ignorant, dans ces conditions ?

« C’est ainsi que le maître ignorant peut instruire le savant comme l’ignorant : en vérifiant qu’il cherche continûment. Qui cherche trouve toujours. Il ne trouve pas nécessairement ce qu’il cherche, moins encore ce qu’il faut trouver. Mais il trouve quelque chose de nouveau à rapporter à la chose qu’il connaît déjà. L’essentiel est cette vigilance continue, cette attention qui ne se relâche jamais sans que s’installe la déraison – où le savant excelle comme l’ignorant. Maître est celui qui maintient le chercheur dans sa route, celle où il est seul à chercher et ne cesse de le faire. » JR

Autre habitude de penser néfaste, celle qui met, pour reprendre Rancière, et Jacotot avec lui, les mots au-dessus des ouvrages de la main :

« La vertu de notre intelligence est moins de savoir que de faire. « Savoir n’est rien, faire est tout ». Mais ce faire est fondamentalement acte de communication. Et, pour cela, « parler est la meilleure preuve de la capacité de faire quoi que ce soit. » Dans l’acte de parole, l’homme ne transmet pas son savoir, il poétise, il traduit et convie les autres à faire de même. Il communique en artisan : en manieur de mots comme d’outils. L’homme communique avec l’homme par les ouvrages de ses mains comme par les mots de son discours : « Quand l’homme agit sur la matière, les aventures de ce corps deviennent l’histoire des aventures de son esprit. » » JR

Rancière nous rappelle ce moment de l’histoire de Rome, où, pour la première fois, il fut donné à la plèbe, réunie sur l’Aventin, le droit d’accéder à une part de pouvoir, mais surtout le moment où les plébéiens eurent conscience de leurs capacités :

« C’est une vieille histoire que celle de l’Aventin. Mais en même temps, justement, d’autres voix se font entendre, des voix bien différentes, pour affirmer que l’Aventin est le début de notre histoire, celle de la connaissance de soi qui fait des plébéiens d’hier et des prolétaires d’aujourd’hui des hommes capables de tout ce que peut un homme. » JR

« Les tribuns que la plèbe a gagnés déraisonneront comme les autres. Mais que n’importe quel plébéien se sente homme, se croit capable, croit son fils, sa fille, et tout autre capables d’exercer les prérogatives de l’intelligence, cela n’est pas rien. » JR

Si le moment est historique, il faut se garder d’attendre du pouvoir ce qu’il redoute en premier lieu : notre émancipation. Ce qui s’est joué depuis un an autour du Covid en est la preuve, s’il en fallait une :

« Il n’y a qu’une manière d’émanciper. Et jamais aucun parti ni aucun gouvernement, aucune armée, aucune école ni aucune institution, n’émancipera une seule personne. » JR

Comment commencer ce « cercle de l’émancipation » ?

« L’abrutissement n’est pas superstition invétérée, il est effroi devant la liberté ; la routine n’est pas ignorance, elle est lâcheté et orgueil de gens qui renoncent à leur propre puissance pour le seul plaisir de constater l’impuissance du voisin. » JR

Pour résumer, deux siècles après Jacotot, et aussi 34 ans après Rancière, ce dont il s’agit, et qui reste au programme : « Il suffirait d’apprendre à être des hommes égaux dans une société inégale. C’est ce que veut dire s’émanciper. » JR

Poursuivant notre recherche dans cette quête d’émancipation, nous irons en Inde où le Bare-foot College constitue une expérience fascinante : « à Barefoot College, le professeur est l’étudiant, l’étudiant est le professeur. » Bunker Roy 

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