Ce qui nous tient ici est d’envisager un futur de réelle coexistence entre humains et arbres. Selon le dernier texte, l’agroforesterie devrait y prendre part. Mais au présent, n’y a-t-il pas de territoires riches en lisières, en ripisylves ? Nous irons les voir. Et quel passé a permis l’existence de toutes ces haies, quelle patience en actes ? Approchons-nous des hommes, des outils, des gestes. Bernard Kalaora, anthropologue, analyse dans « Le sociologue et l’homme des haies » (2016) le roman de Jean Loup Trassard « L’homme des haies » (2012). A travers ce prisme doublement réfractant : le sociologue, l’écrivain, le paysan, nous espérons apprendre davantage sur les haies. Texte un peu long, mais qui dit haie dit patience.
« La haie n’est plus une « grandeur », au sens de Luc Boltanski et Laurent Thévenot in « De la justification. Les économies de la grandeur » (1991) ….Dans cette perspective, la haie, dans un monde où les principes qui gouvernent les situations sont de nature marchande ou industrielle, n’a plus aucune valeur au regard des personnes. Elle est en quelque sorte une grandeur nulle car elle ne relève plus d’aucun principe d’attachement et d’investissement, notamment pour ceux qui en étaient les acteurs et les dépositaires principaux, à savoir les paysans…. Que nous raconte Jean-Loup Trassard ? Un véritable récit de vie, celui de Vincent Loiseau, âgé de soixante- quinze ans, qui a cédé sa ferme à son fils et qui voit, en l’espace d’une génération, son monde et ses repères transformés de fond en comble. Tous les espaces du quotidien et du domestique sont bouleversés. Cette transformation va bien au-delà des modes de production ; elle englobe jusqu’aux systèmes de valeur et principes de justification qui fondaient l’ordre des champs et des campagnes. La comparaison entre les principes d’action de Vincent Loiseau et ceux de son fils nous fait découvrir le monde perdu du vieux paysan qu’il s’obstine à maintenir envers et contre tout et dont les seules reliques existantes sont les haies auxquelles il est le seul encore à attacher une importance symbolique et affective. .. Pour l’entretien des haies, l’usage et le maniement approprié des outils étaient transmis par les anciens dans un système technique où l’outil était le prolongement de la main et dont l’usage supposait une adresse et une habilité reposant sur une patiente observation du milieu » BK
« En juillet, le barbeyage (couper les herbes et les ronces), c’est plutôt le flanc de haie et le pied de haie quelquefois que je nettoie, bientôt que de la grant’herbe. C’est à dire que, lui (sous-entendu son fils), dans le début où il a pris, il faisait ses perces à la faux, comme j’avais toujours fait. Faut bien ouvrir un chemin sur le bord pour les juments et la lieuse puisque la scie est sur le côté droit, alors on coupait tout autour une largeur et moi je voulais que la haie à côté fut propre. Maintenant que la machine a la scie devant, il suffit de lui ouvrir la barrière, elle entame tout de suite au long de la haie s’il n’y a pas de branches trop basses, mais quand même je tiens à ce que la haie soit barbeyée, ça fait plus soigné. »JLT
« Chaque geste concourait au maintien d’un ordre social et s’inscrivait dans un système de valeur où le bien commun était défini par la tradition. Le soin méticuleux apporté aux bêtes et au travail des champs, à l’entretien des chemins, des sentes, des haies, de la coupe des herbes et des ronces pour nettoyer, contribuait au maintien d’un ordre domestique traditionnel où chacun était jugé à l’aune de ses gestes : s’il vaut mieux que les haies soient en rang ou en ordre, c’est parce qu’il y a une équivalence entre tenir son rang dans l’ordre social villageois et prendre soin de la nature ordinaire, en occurrence les haies. La nature même des outils utilisés était en profonde congruence avec les intérêts propres de la haie, à savoir sa conservation… La haie n’est pas dissociable du système technique. Lorsque la machine remplace l’outil, la haie est en quelque sorte externalisée, de familière elle devient étrangère et représente une contrainte imposée pour l’agriculteur moderne. L’agriculteur pressé, à la différence du vieux Loiseau, n’a plus le temps, ni la patience de prendre soin de la haie » BK
« Des fois, quand je vois qu’il y a des branches basses qui ballent sur le champ, en plus de ma serpe et de ma faucille, je prends le « volant » (épaisse faucille à long manche) et je coupe tout ce qui balle de trop parce que je ne veux pas que la haie gêne le travail, des fois qu’il (le fils) déciderait d’abattre les haies! Les branches des ragoles de châtaigniers, enfin les branches basses, on dirait qu’elles baissent encore un peu tous les ans, c’est-i qu’elles fatiguent ? Sur une ragole qui donne des belles châtaignes, je ne suis pas pressé de couper une branche mais, en même temps, si elle gêne la moissonneuse, il pourrait s’en rappeler et, à l’automne, émonder complétement cette ragole-là, parce que, lui, il s’en fout pas mal des châtaignes ». Dans le système rural traditionnel, chaque outil remplit une fonction précise. Les « vrais outils de barbeyage » de la haie sont la serpe, la faucille et la fourchette en bois« qui ne sert qu’à écarter ou tenir ce que la faucille, ou la serpe va couper ». Comme les ronces si on veut les couper à ras du pied, du pied de ronce, tandis qu’elles partent dans tous les sens, les faut tenues. Alors avec la fourchette je les écarte et quand je vois le pied d’où elles partent c’est là que je coupe. La faucille fait bien pour le flanc de haie où c’est de l’herbe qui pousse, s’il y a des ronces j’aime mieux prendre ma serpe parce qu’à la serpe le manche est plus long, trente centimètres, non, un peu moins, mettons vingt-sept, tandis que le manche d’une faucille est juste pour une largeur de main et quand on coupe des ronces à la faucille, ça arrive, on a bien plus de chance de se faire griffer la main droite. J’aime mieux travailler avec une serpe, la main est plus loin des éronces. La serpe à heudins (ajoncs) comme on disait. Parce que les heudins : rien que des piques, pari, on ne peut pas en approcher ».JLT
« Ce qu’on trouve le plus sur les haies, c’est le noisetier et le châtaignier, …après ce sera le chêne et le merisier. Et puis donc les bro, comme on dit pour le prunellier, qui fleurit tout blanc au printemps, le premier à fleurir, avant que la feuille soit sortie aux arbres- et pour l’aubépine qui fleurit blanc aussi un petit peu après…Enfin, les seules qui m’occupent à barbeyer c’est les éronces qui passent au travers de tout et qui n’arrêtent pas de s’agrandir depuis les haies et de redescendre sur les côtés. Là que je ne veux pas les voir au flanc de haie, alors on se bat, pari, elles ont leurs griffes, moi j’ai mes outils ». JLT
« LA HAIE EST UN MILIEU DE VIE. Ce que Vincent Loiseau trouve en « barbeyant », ce sont aussi parfois des nids de perdrix sur le haut d’une haie.
Le monde de Vincent Loiseau, c’est celui que Boltanski et Thévenot qualifieraient de « cité domestique » par opposition aux cités industrielles et marchandes propres à l’esprit du capitalisme fondé sur la compétition, la concurrence et la performativité. Dans la cité domestique, le lien entre les êtres est conçu comme une génération du lien familial. C’est un territoire dans lequel s’inscrit la relation de dépendance domestique et où chacun des actes prend son sens par rapport à des principes. Les valeurs de référence sont la tradition, la famille, la hiérarchie et le rang social qui repose sur l’évaluation de ses pairs. Les caractéristiques propres à cette cité sont la bienveillance, la modestie, la discrétion, le soin apporté au travail, la ritualisation dans les gestes du quotidien, par opposition au changement et à l’innovation qui sont vus comme des principes de destruction de cet « ordre éternel des champs ».BK
« Au printemps, pas la peine de barbeyer, la pousse est trop forte, ce serait du boulot perdu. Moi, je commence en juillet, c’est bien assez tôt (...). En juillet, le barbeyage, c’est plutôt le flanc de la haie et le pied de haie quelquefois que je nettoie, bientôt que de la grant’herbe (...). Je ne barbeye pas que les haies, une fois par an j’entretiens aussi le ruisseau. C’est à faire dans la fin de l’été, fin d’août mettons, quand le débit de l’eau est au plus bas (...). Etre dans la flotte quand il fait du soleil, ce n’est pas gênant. Je choisis mon temps! De là, je barbeye les bords, la grant’herbe, du jonc, des iris, une ronce parfois, des chardons, des renouées à tige rouge, des digitales. »JLT
« Le vieux paysan mène un combat inégal contre l’extension de la société marchande et industrielle qui mine les fondements de son monde où le principe de justification de la tradition avait un poids suffisant pour assurer la permanence d’un cadre et milieu de vie dont la haie était un des éléments structurants.
La société rurale dont se prévalait l’homme des haies n’existe plus. L’industrialisation, la standardisation, la bureaucratisation des campagnes ont entraîné une banalisation du territoire et des milieux dont on voit aujourd’hui apparaître le conséquences en terme environnementaux . En résulte une attention grandissante à l’environnement et à la conservation liée à la montée en puissance des sciences de l’environnement et aux mobilisations importantes pour la défense d’êtres qui jusqu’alors n’avaient pas de légitimité et dont les modes d’existence étaient fragilisés (les haies, les dunes, les milieux humides, le sol, les espèces floristiques et animales, etc.). L’importance prise par l’environnement et les affaires environnementales s’est traduite par la constitution en cours d’un nouvelle cité (au sens de Thévenot et Boltanski) la cité verte ou écologique…Dans ces nouveaux référentiels, les haies acquièrent une reconnaissance dont peuvent se saisir des porte-paroles pour revendiquer leur maintien voire leur restauration et conservation au nom d’un principe, celui de l’écologie. Toutefois dans cette cité verte le mode de justification écologique se heurte à la résistance des autres modes, notamment ceux de la performance, de l’efficacité, du prix sur le marché, de l’intérêt général.
Comment alors dans ces conditions prendre soin de la nature, par quelles médiations pouvons-nous reconquérir un milieu qui nous est devenu extérieur et que nous avons cherché à dominer dans une finalité du toujours plus produire et consommer ? Comment redonner une signification sociale au milieu haie, un statut qui lui confère une nouvelle légitimité dans un monde où les cités qui prévalent sont celles de la marchandise, de l’industrialisation, de l’opinion ou du renom ? Quels types d’opération et de traduction sont nécessaires pour que la haie puisse apparaître comme une grandeur susceptible de compter et que des acteurs locaux puissent revendiquer d’en prendre soin et intégrer la gestion des haies à l’échelle d’un territoire ou d’une région ? Le changement de statut des êtres de nature, à savoir le passage du statut rural à celui d’environnemental, ne se décrète pas.
Envisager la haie comme témoin d’un nouveau type d’organisation territoriale et rurale où la grandeur verte deviendrait un principe d’action suppose que plusieurs conditions soient réunies : construire un espace de sens commun, dans la mesure où les problèmes à traiter rassemblent, autour d’objets naturels ou techniques, des intérêts divers sinon contradictoires, des savoirs hybrides ou refoulés , des valeurs dont le contenu doit être reformulé ou inscrit sur une nouvelle échelle ; recourir aux connaissances scientifiques et profanes et à une expertise plurielle qui permet d’évaluer la place dévolue à ces différents savoirs dans l’élaboration des normes de l’action ; reconfigurer un espace public d’intervention à partir d’un travail collectif à l’échelle d’un site atelier d’expérimentation …; rattacher la problématique haie à des intérêts sociaux enfin.
Voilà donc à quoi aboutit la petite histoire de l’Homme des haies que j’ai tenu à raconter…Le regard doit se porter en priorité sur ce qui se fait et ce qui est train de se faire plutôt que sur des entités clairement établies et définies de manière institutionnelles. Il faut privilégier les processus, les conditions de faisabilité d’émergence de nouveaux territoires de l’environnement, identifier les initiatives en cours et renforcer les « capabilités » des acteurs à penser autrement et à s’outiller pour inventer de nouvelles modalités de faire. À cette seule condition la haie pourra faire feuille neuve et renaître. » BK
Pour compléter le voyage, onze cartes de villages où, en France et en Italie, cette notion de lisières est plus que présente, sous forme de haies, de ripisylves, de bosquets : Tournecoupe, Castéra Lectourois, Collonges la rouge, Martiel, Bussière Boffy, Arques en Aveyron, Beaussais Vitré, Scansano, Tabiano terme, Ripatransone, Bernalda. Retracer ces cartes d’émaux cloisonnés, c’est accompagner dans chaque circonvolution ces frontières perméables, c’est voir apparaitre des silhouettes animales, animaux qui sont les premiers bénéficiaires de ces lieux d’échanges. Un lieu vivant ressemble à un être vivant, quoi d’étonnant à cela ?
S’inquiéter de chaque outil, de son rôle, de son usage, comme on l’a vu chez Trassard, c’est aussi ce que fit en son temps Diderot : il sera question d’Encyclopédies.