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Billet de blog 2 avril 2025

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Carte 441-James C.Scott 1

« Il nous faut garder à l’esprit non seulement la capacité de transformations étatiques à transformer le monde, mais aussi celle de la société à modifier, affaiblir, bloquer et même annuler les catégories que l’on tente de lui imposer. » James C.Scott

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A l’heure où Milei brandit une tronçonneuse pour s’attaquer à la « bureaucratie », puis en offre une à Elon Musk, en plein travail de destruction de tous offices de modération, de contrôle, ou  de protection des citoyens, l’Etat macronien n’est pas en reste et, sous couvert de « simplification » s’attaque notamment aux organes de protection de l’environnement subsistants :

https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/270325/loi-sur-la-simplification-prepare-le-terrain-au-trumpisme

C’est peu de dire que, dans un tel contexte, l’ouvrage-maître de James C.Scott : « L’ŒIL DE L’ETAT- MODERNISER, UNIFORMISER, DETRUIRE », sorti en 1998, et finalement traduit en français en 2019, retrouve une brûlante actualité.

L’ouvrage traitant de sylviculture, d’urbanisme, d’agriculture, il recroise les thématiques abordées dans les Traces. La lecture successive des différents chapitres offrira ainsi une sorte de révision.

INTRODUCTION

On connaît James C. Scott depuis nos précédentes lectures : Trace 106 : « La montagne et la liberté » et Trace 113 :« Homo domesticus – Une histoire profonde des premiers états » (2019), ses points de vue, quelquefois discutés,  par exemple par Charles Stépanoff (Trace 417). Ses convictions anarchistes, que je partage,  ne sont sans doute pas étrangères à ces critiques.

Le point commun aux dispositifs étudiés : Fabriquer un panoptique : « Quels qu’aient pu être leurs autres objectifs, l’organisation scientifique de la sylviculture et de l’agriculture, l’aménagement des plantations, des fermes collectives ou des villages ujamaas et la disposition stratégique des hameaux semblaient calculés dans le but de rendre le terrain, ses produits et sa force de travail plus lisibles – et ainsi plus aisément manipulables par le haut et par le centre. »

Une appellation commune à ces manœuvres : le haut-modernisme : « L’idéologie « haut-moderniste » pourrait être comprise comme une version forte, on pourrait même dire musclée, de l’idée voulant qu’il est toujours possible d’accroître les progrès techniques et scientifiques, l’expansion de la production, la satisfaction grandissante des besoins humains, la maîtrise de la nature (et de la nature humaine) et, avant tout, de parvenir à un modèle rationnel d’ordre social comparable à la maîtrise scientifique des lois naturelles. »

L’Etat est mis en avant, tant qu’il peut servir, quitte à le bafouer comme on le voit aujourd’hui sous Trump et Musk : « Le haut-modernisme était une affaire d’intérêts économiques tout autant que de foi. Ceux qui s’en réclamaient, quand bien même il s’agissait d’entrepreneurs capitalistes, recouraient volontiers à l’action de l’Etat afin de réaliser leurs projets. »

Ces « cauchemars climatisés » échouent, heureusement : « Un ordre social imaginé ou planifié est nécessairement schématique. En effet, il omet toujours certains éléments essentiels à un fonctionnement social normal. »

Scott revendique : « Ce livre peut être lu comme un plaidoyer contre l’impérialisme haut-moderniste de l’ordre social planifié. »

Se défendant de s’en prendre à l’Etat , il dénonce cependant : « Ma thèse est que certains types d’Etat, poussés par des projets utopiques et un dédain autoritaire envers les valeurs, les objections et les désirs de leurs sujets, constituent bel et bien une menace pour le bien-être humain. »

I – LES PROJETS ETATIQUES DE LISIBILITE ET DE SIMPLIFICATION

1 – NATURE ET ESPACE

Choisir un angle de vue conduit à dédaigner une vision globale : « Certaines formes de savoir et de contrôle requièrent une réduction du champ de vision. »

La foresterie scientifique en est un exemple évident : « L’invention de la sylviculture ou foresterie scientifique en Prusse et en Saxe à la fin du XVIII° siècle a en quelque sorte servi de modèle à ce processus. »

La politique actuelle à l’égard de l’ONF rappelle tristement ce qu’énonce ici Scott : « L’intérêt porté par la Couronne à la forêt à travers son prisme fiscal se réduisait à un seul chiffre : le rendement des recettes de bois qui pouvaient en être extraites chaque année. »

Vaincre le « désordre » est un prétexte facile : « Les forêts allemandes devinrent l’archétype de l’imposition des conceptions soigneusement organisées de la science sur une nature désordonnée. »

Car c’est bien de profit immédiat qu’il est question derrière cette mise en rangs : « La tendance était à l’embrigadement, au premier sens du terme. Comme des troupes, les arbres étaient placés en rangs serrés et uniformes, afin d’être mesurés, numérotés, abattus et remplacés par une nouvelle ligne de conscrits similaires. »

Comme nous l’avons déjà vu : « La forêt monoculturale constitua un désastre pour les paysans, désormais privés du pacage, de la nourriture, des matières premières et des médicaments présents dans l’écologie forestière antérieure. »

Sur le long terme, la « mise entre parenthèses » de nombreux facteurs conduit à une altération profonde du milieu : « La grande simplification de la forêt en une « machine à marchandise unique » fut précisément l’étape qui permit à la science forestière allemande de devenir une discipline technique et commerciale rigoureuse que l’on pouvait codifier et enseigner. Cette rigueur imposait de mettre drastiquement entre parenthèses, ou de considérer comme constantes, toutes les variables sauf celles qui avaient un impact direct sur le rendement des essences sélectionnées…. Tout un monde situé hors de ces « parenthèses » revient toujours hanter cette vision technique. »

Comme nous l’avons laissé entendre au sujet des forêts surexploitées par Venise (Trace 341) : « Les forêts composées d’arbres du même âge et de la même essence créent non seulement un habitat bien moins diversifié, mais sont aussi plus vulnérables aux abattages massifs dus aux tempêtes. »

La science est mise hors-jeu, devant l’appétit de lucre : « Au cours du XVIII° siècle, les physiocrates condamnèrent tout bien commun au titre de deux présomptions : ces biens étaient exploités de manière inefficace et ils étaient fiscalement stériles. »

Scott étend le même raisonnement à l’agriculture, victime elle aussi de cette osexxion de contrôle, dans le chapitre suivant : « Fabriquer les outils de la lisibilité : mesures populaires, mesures étatiques »

Des mesures liées au corps, ou au travail quotidien, inégales, les Etats sont passés aux mesures universelles : « Une parcelle de terre était décrite au XIX° siècle comme représentant un certain nombre de Morgen en Prusse ou journaux (jours de travail) en France et comme nécessitant un type de labeur particulier … »

La cartographie d’Etat vient s’opposer à une cartographie coutumière absente : « Les cartes coutumières représenteraient le paysage en fonction d’unités  de travail et de rendement, du type de sol, de son accessibilité et de la possibilité d’en tirer assez pour vivre… Les mesures sont résolument locales, intéressées, contextuelles et historiquement spécifiques. »

L’affrontement est violent : « Si le projet de la sylviculture scientifique visant à créer une forêt simplifiée et lisible a rencontré l’opposition de paysans dont les droits d’usage étaient remis en cause, l’opposition à l’introduction d’unités de mesure lisibles et standardisées fut encore plus forte. »

Tout au long du livre, Scott s’attache à développer une comparaison entre les différents domaines abordés : « Tout comme la flore de la forêt fut réduite aux arbres standards, les arrangements complexes d’utilisation des terres selon les pratiques coutumières furent réduits à des titres de propriété franche et transférable. »

Ainsi : « Le cadastre et le registre de propriété sont ainsi à l’imposition des terres ce que les cartes et les tableaux du sylviculteur scientifique sont à l’exploitation fiscale de la forêt. »

La propriété apparaît ici, sinon comme un vol, du moins comme une confiscation : « L’histoire de la propriété est celle de l’incorporation inexorable au sein d’un régime foncier de ce qui était précédemment perçu comme des cadeaux de la nature : forêts, gibier, friches, droits aériens, air respirable et même séquences génétiques. »

Nous retrouverons la Russie au chapitre 6 : « La plus grande partie de la Russie rurale, même après l’émancipation de 1861, était alors un modèle d’illisibilité... L’enchevêtrement complexe des parcelles avait été conçu afin que chaque foyer du village reçoive une parcelle au sein de chacune des zones écologiques. »

A quoi servent les cartes ? : « Les cartes terrestres en général et les cadastres en particulier  ont toujours été établis afin de rendre la situation  du terrain lisible de l’extérieur. Du point de vue des besoins strictement locaux, un cadastre était redondant. »

Quadriller, c’est négliger des usages : « De la même manière que le forestier scientifique trouva qu’il était plus pratique d’ignorer les produits mineurs de la forêt, le préposé au cadastre tendit à ignorer tout ce qui ne relevait pas de l’usage commercial principal d’un champ. »

Mais aussi d’autres valeurs : « Toute autre valeur que le terrain pouvait avoir, comme source de subsistance ou pour l’écologie locale, était disqualifiée comme esthétique, rituelle ou uniquement sentimentale. »

Nous poursuivrons bientôt la lecture, à travers impositions étatiques et résistances populaires : « Il nous faut garder à l’esprit non seulement la capacité de transformations étatiques à transformer le monde, mais aussi celle de la société à modifier, affaiblir, bloquer et même annuler les catégories que l’on tente de lui imposer. »

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.