Après la lecture de juriste de Sarah Vanuxem, celle de « Posséder la terre »(2018), offre la vision d’historiens, pour la plupart anglo-saxons, et confirme à travers de nombreux exemples quelques réalités concernant le droit de propriété : Il est difficile de résumer ici un ouvrage foisonnant. Voici quelques constantes observées :
A/ il y a bien des définitions possibles du droit de propriété : les Indiens en ont une bien différente, et furent victimes du malentendu, à tout le moins, concernant cette double interprétation.
B/ La propriété collective, évoquée par Sarah Vanuxem, et illustrée par elle dans l’exemple des « sections communales », apparaît à la fois opportune, et stable, notamment dans l’exemple de Törbel, village du Valais suisse. (les photos illustrant le texte sont de Törbel).
C/ Ce droit, loin d’être gravé dans le marbre, est malléable, comme le montre l’exemple de la gestion des eaux de moulinage dans les Etats-Unis du XIXème siècle.
D/ c’est toujours l’impératif du développement économique, jamais réinterrogé, qui gouverne à la fois les expulsions des Indiens, et la privation des droits des paysans allemands au XIXème siècle, cette fois au nom même du « développement durable », défini non pas hier, mais dès 1713.
Borner la terre (William Cronon) : sur l’expulsion des Indiens d’Amérique.
Un état des lieux avant la colonisation par les blancs : « L’impératif de mobilité incitait les Indiens de Nouvelle Angleterre à ne pas chercher à acquérir trop de biens personnels, leur mobilité et leurs savoir-faire leur servant d’appui pour parer à tous les besoins qui pourraient survenir. ..En ce qui concerne les biens personnels, tout d’abord, les droits de propriété étaient simples : chacun possédait ce qu’il avait fabriqué de ses propres mains. »WC
(Comme, dans les bastides, les poblans possédaient les maisons qu’ils avaient construites).
« …dans le cas de sites particulièrement riches en poisson, plusieurs villages pouvaient s’installer au même endroit pour partager cette abondance./…/ Les droits de propriété évoluaient au gré des usages écologiques. »WC
C’est cette plasticité des droits de propriété qui est intéressante, et que nous retrouverons.
C’est sur une exigence économique avant tout, même si prétendument biblique, que se fonde la spoliation des Indiens : « La Couronne fondait ses prétentions sur la région en se référant à la « découverte » de la Nouvelle Angleterre par John Cabot en 1497-1498, à l’échec des Indiens à soumettre la terre ainsi que l’ordonne la Genèse (I.28), et au statut du Roi… »WC
Les Indiens sont surpris, et trahis aussi, car ils n’ont jamais pensé que le droit de propriété soit un droit exclusif et personnel :« Ce qu’ils conféraient à Pynchon était un droit de propriété semblable au leur : il ne s’agissait pas de posséder la terre comme une marchandise que l’on peut échanger, mais de l’utiliser dans toute son abondance écologique. »WC Où l’on retrouve Montaigne, et La Fontaine ….
En conclusion :« Les transformations radicales du paysage colonial témoignaient du fait qu’un peuple ayant peu aimé la propriété avait été supplanté par un peuple qui l’aimait beaucoup. »WC
- Ce que les paysans des Alpes ont en commun : le cas de Törbel (Robert Mc C. Netting) (notre dessin)
Il s’agit là d’un exemple valaisan, datant de la fin du XIIIème siècle, et toujours vivant, de mise en commun des terres, des forêts et des eaux : « La propriété individuelle paysanne … dans de nombreux pays européens … est un produit du XIXème siècle. Elle ne relève pas d’une tradition paysanne immémoriale. La tradition fut en vérité fragilisée par ce nouveau régime de propriété individuelle, dans la mesure où les anciennes paysanneries étaient attachées à des schémas coopératifs d’utilisation des terres. »RN
« Prenant appui sur un village source dont les archives remontent au XIIIème siècle, …on peut défendre l’idée que le système des droits de propriété sera étroitement lié à la manière dont les ressources sont exploitées, aux rivalités quant à leur utilisation, et à la nature de ce qui sera produit. »
« Une ressource dispersée, comme le sont les alpages, perd de sa valeur productive si elle est divisée en parcelles privées et demande un effort considérable en main d’œuvre….clôturer aurait un coût qui à lui seul pourrait sérieusement diminuer les profits tirés du pâturage d’été. Dans le Valais, 95% des pâturages alpins sont sous un régime de propriété communale. »RN
Forêts, ressources en eau, voierie : l’ensemble relève d’une gestion partagée :
« Une propriété privée des forêts interfèrerait avec l’impératif d’une production stable et contrôlée et poserait des problèmes de satisfaction des besoins vitaux de chaque famille. »RN
« En haute altitude, le principal bassin de drainage des eaux vers Törbel était également administré comme une terre commune, garantissant ainsi les droits à l’eau essentiels à la survie du village. »RN
« Chemins et routes : la communauté doit spécifier la largeur des voies et le type de trafic autorisé, résister à l’empiètement et au déroutement et maintenir les chemins en état. »RN
En conclusion : « La propriété communale favorise un accès généralisé à certains types de ressources, ainsi que leur productivité optimale, tout en enjoignant à l’ensemble de la communauté de prendre les mesures de conservation nécessaires. La persistance de droits communaux ne saurait être vue comme un anachronisme historique ou être seulement attribuée à la réaction d’une « closed corporate community » à une domination extérieure. »
- La transformation de la conception de la propriété (Morton Horwitz)
« Au début du XIXème siècle, l’idée de propriété a subi une transformation fondamentale : une conception agraire statique donnant à un propriétaire le droit à une jouissance paisible a laissé place à une conception dynamique, instrumentale et abstraite de la propriété mettant l’accent sur les vertus désormais souveraines du développement et de l’usage productif. »MH
« Il est important de comprendre à quel point l’adaptation du droit de l’eau aux besoins du développement industriel aux Etats-Unis a joué un rôle central dans la transformation plus générale du droit des biens au XIXème siècle. »MH
Un exemple ici de la plasticité du prétendument sacré droit de propriété :
« …sous l’influence des lois sur les moulins, les Américains en étaient venus à considérer la propriété comme une valeur instrumentale au service de l’objectif primordial de promotion de la croissance économique. »MH
- Forêts en guerre (Richard Hölzl)
« Hans Carl von Carlowitz invente en 1713 le terme de « rendement durable »./…/L’abolition des pratiques agropastorales traditionnelles, qualifiées d’«inefficaces », était jugée indispensable pour atteindre la « durabilité » ». RH
Alors qu’au contraire : « l’usage traditionnel des ressources donnait naissance à un paysage où des forêts ouvertes et mixtes alternaient avec des prairies, une combinaison très appréciée par les praticiens actuels de la restauration écologique, en raison de la grande diversité d’espèces qu’elle accueille. »RH
« Les conflits forestiers étaient en fait directement liés à l’introduction d’un nouveau système d’exploitation des ressources, savant et centralisé, qui se heurtait à la résistance des usagers traditionnels des forêts….La mise en œuvre de la réforme forestière amena les autorités d’Etat, dès les années 1830, à traiter comme des criminels une grande partie de la population rurale. »RH
Pour résumer, c’est toujours au nom d’une loi supérieure de la rentabilité supposée que l’on exproprie, que l’on modifie le droit de propriété, devenu plus instrument que référence absolue.
Comme on l’a vu auprès des Indiens , et du partage du droit de pêche, des Suisses de Törbel, et de leur gestion en commun des ressources hydriques, enfin sur la question des droits de moulinage, la question de l’eau est centrale dans ces questions d’appropriation. Ce sera aussi l’objet des prochains textes.