Lisant « Au commencement était…- Une nouvelle histoire de l’humanité » (2021), de David Graeber et David Wengrow, (cf.T114 et 115), j’ai pris connaissance des « méga-sites » ukrainiens. Ce qu’il en était dit, sur les procédés de construction en vigueur à une époque aussi reculée, il y a plus de 6500 ans, torchis dont il a déjà été question ici (Trace 54), m’a suffisamment intrigué pour que nous y revenions, parlant de l’artificialisation des sols, car ils semblent avoir pris soin d’effacer toute trace.
« Les méga-sites semblent avoir laissé une empreinte écologique étonnamment faible./…/On peut se demander si la gestion de l’écosystème ne visait pas délibérément à éviter les déforestations massives. C’est ce que suggère l’examen archéologique de l’économie des méga-sites. Celle-ci combinait apparemment le jardinage, circonscrit aux limites de l’implantation (cf. T123), l’élevage, l’entretien des vergers et une large gamme d’activités liées à la chasse et à la cueillette. A côté du blé, de l’orge et des légumineuses, l’alimentation végétale incluait pommes, poires, cerises, prunelles, glands, noisettes et abricots. Les habitants chassaient le cerf rouge, le chevreuil et le sanglier, mais ils étaient aussi cultivateurs et arboriculteurs. » DGDW
Ont vécu là des hommes qui n’ont pas éprouvé le besoin de laisser de traces monumentales, leur société n’étant pas organisée en ce sens : « Pourquoi nous obstinons-nous à penser que ceux qui ont trouvé le moyen de s’auto-gouverner et de subvenir à leurs besoins sans construire de temples, de palais ni de fortifications militaires, c’est-à-dire sans faire étalage d’arrogance, d’humiliation et de cruauté, forment nécessairement des populations moins « complexes » que ceux qui n’ont pas su le faire ? » DGDW
La complexité de ces sociétés s’évalue autrement, selon les auteurs : « Sur une période de huit siècles, on ne trouve presque aucune trace de conflit guerrier ni d’ascension d’une élite sociale. En fait, toute la complexité de ces sociétés s’exprime dans les stratégies mises en œuvre pour empêcher de telles choses de se produire. » DGDW
« La plupart des colonies étaient situées près des rivières, avec moins d'établissements situées sur les plateaux. La plupart des premières habitations ont pris la forme de maisons à fosse, bien qu'elles soient accompagnées de manière croissante de maisons en terre battue. Les planchers et les foyers de ces structures étaient en argile et les murs en bois ou en roseaux enduits d'argile. La toiture était faite de paille de chaume ou de roseaux. » Wikipedia
Simplicité, mais goût de l’ornementation : « Certaines maisons de Cucuteni – Trypillia mesuraient deux étages et les preuves montrent que les membres de cette culture décoraient parfois l'extérieur de leurs maisons avec bon nombre des mêmes motifs tourbillonnants complexes d'ocre rouge que l'on trouve sur leurs poteries. » W
« Les grandes agglomérations proto-urbaines étaient fortifiées par de longues rangées de maisons mitoyennes élevées sur deux à trois niveaux formant des enceintes plus ou moins elliptiques. Les maisons étaient construites avec une charpente en bois taillée à l'aide de haches en pierre ou en cuivre, les murs étant construits en recouvrant des branchages avec un torchis d'argile mélangée à du son, selon une technique qu'on rencontre encore de nos jours dans les steppes ukrainiennes. Les maisons comportaient souvent deux niveaux : le rez-de-chaussée pour les tâches ménagères, et l'étage pour le repos. De nombreux bâtiments collectifs de très grande dimension occupaient également ces villes.
Les établissements plus petits étaient temporaires, bâtis pour une durée d'environ trois quarts de siècle: la population était encore partiellement nomade, et changeait de site une fois les ressources locales épuisées. »W
Citons notamment les villes ukrainiennes suivantes :
Talianky, le site le plus vaste actuellement connu, pouvait abriter 10 000 à 15 000 personnes sur 450 ha dans 2 700 maisons, dont certaines avaient des dimensions impressionnantes. L'ensemble s'inscrivait dans une ellipse de 3,5 km sur 1,3 km, et toute l'organisation de la cité semblait fondée sur une maille ovoïde, jusqu'au dessin des rues et au contour des blocs de maisons. Le site était entouré d'une enceinte ovale dotée de portes, le tissu urbain lui-même présentant, au moins par endroits, une organisation radiale dénotant d'une planification à grande échelle.
Nebelivka a été entièrement cartographié avec précision par des méthodes géophysiques. Cette cité couvrait une surface de 260 ha, elle est constituée de deux enceintes ovoïdes concentriques espacées de 70 à 130 m qui sont faites de longues rangées de maisons mitoyennes alignées, et à l'intérieur, de cinquante rues radiales. Un fossé large de 4 mètres et profond de 2,50 m entoure la cité. De nombreuses méga-structures, vraisemblablement collectives, ont été détectées.
Maydanets pouvait abriter jusqu'à 10 000 personnes sur 200 ha. Les vues aériennes révèlent des fortifications et des rues bien tracées, selon un plan ovale de 1,5 km sur 1,1 km.
Chaque ville comporte un impressionnant vide central, selon Wengrow intégrant toutes les cultures vivrières, selon d’autres auteurs de simples espaces publics, ou encore rituels : « Cependant, l'importance rituelle accrue est indiquée entre autres par une conception architecturale de plus en plus élaborée de la place principale dans le plan au sol des colonies en tant que place publique clairement délimitée spatialement séparée du couloir circulaire. »
Là où nous rejoignons notre thématique est le fait que les maisons, pour des raisons non encore élucidées, étaient brûlées régulièrement : « Ces colonies ont subi des actes périodiques de destruction et de recréation, car elles étaient incendiées puis reconstruites tous les 60 à 80 ans. Certains savants ont émis l'hypothèse que les habitants de ces colonies croyaient que chaque maison symbolisait une entité organique, presque vivante. Chaque maison, y compris ses vases en céramique, ses fours, ses figurines et ses innombrables objets en matériaux périssables, partageait le même cycle de vie, et tous les bâtiments de la colonie étaient physiquement liés entre eux en une entité symbolique plus grande. Comme pour les êtres vivants, les colonies peuvent avoir été considérées comme ayant également un cycle de vie de mort et de renaissance. »
Incendies comme signes de détachement matériel, ou bien de respect pour le sol ?
« Le but de brûler ces colonies est un sujet de débat parmi les savants; certaines des colonies ont été reconstruites plusieurs fois au-dessus des niveaux d'habitation antérieurs, en préservant la forme et l'orientation des bâtiments plus anciens. Un endroit particulier; le site de Poduri en Roumanie, a révélé treize niveaux d'habitation qui ont été construits les uns sur les autres pendant de nombreuses années. »
Comme si cette culture n’avait de cesse de lutter contre le fantasme d’éternité, et la volonté de laisser des traces, leur préférant un simple bonheur de vivre ? Un bonheur effectif, semble-t-il : « Comme d'autres sociétés néolithiques, la culture Cucuteni- Trypillia n'avait presque pas de division du travail. Bien que les colonies de cette culture se soient parfois développées pour devenir les plus grandes sur Terre à l'époque, il n'y a aucune preuve qui a été découverte de la spécialisation de la main-d'œuvre. Chaque ménage avait probablement des membres de la famille élargie qui travaillaient dans les champs pour élever des cultures, allaient dans les bois pour chasser le gibier et rapporter du bois de chauffage, travailler au bord de la rivière pour ramener de l'argile ou du poisson et toutes les autres tâches nécessaire pour survivre. Contrairement à la croyance populaire, le peuple néolithique a connu une abondance considérable de nourriture et d'autres ressources. »
Jusqu’à disparaître, hélas, pour des raisons sur lesquelles on s’interroge : « Nous observons comment les bâtiments intégratifs de bas niveau perdent de plus en plus leur importance indiquée par la taille réduite et, finalement, leur disparition. Cette observation pourrait indiquer que le pouvoir qui était auparavant réparti dans la communauté a été transféré à une institution centrale. Il est avancé que la non-acceptation de cette concentration de pouvoir et le déclin des niveaux décisionnels inférieurs pourraient être un facteur crucial de la désintégration des colonies géantes de Tripolye vers 3600 avant notre ère. »
Mais ce pourrait être aussi lié à un changement climatique, ou bien à une épidémie, choses que nous connaissons aussi : « … la centralisation croissante de la prise de décision pourrait refléter une augmentation des inégalités sociales et les déséquilibres d'intérêts de groupe qui en résultent au sein des grandes communautés Tripolye devraient être pris en compte comme un facteur critique de la désintégration des colonies. C'est d'autant plus le cas que des facteurs précédemment évoqués tels que la non-disponibilité de bois de chauffage et de bois d'œuvre, une capacité de charge insuffisante et l'épuisement des sols peuvent être exclus avec une certaine probabilité. Au lieu de cela, le stress scalaire résultant d'une prise de décision collective dysfonctionnelle et la non-acceptation des hiérarchies émergentes pourraient être des déterminants importants pour la fin des méga-sites à côté d'autres facteurs possibles tels que le changement climatique et les épidémies ».
Dans les fouilles, des meules, destinées à moudre blé et autres céréales. Nos prochaines pages nous conduiront de moulins en moulins.