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Billet de blog 3 mars 2025

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Trace 437-Paysannes et paysans 2

"Pourtant ces territoires toujours plus invisibilisés et absents des discours politiques méritent qu'on s'y arrête et qu'on s'y intéresse. Non pas pour ce qu'on voudrait qu'ils soient, non pas pour ce qu'on pense qu'ils sont, mais pour ce qu'ils sont vraiment." Marie Ufferte

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Pour passer de l’histoire des paysans, telle que la retrace Stan Neumann à travers documentaires et livres, à un XXI° siècle paysan, tels que le souhaite Silvia Pérez-Vitoria, nous le ferons à travers l’écoute de récits de vie de paysannes, recueillis par la revue BALLAST, et aussi par REPORTERRE.

ANJELA DUVAL, LA FAUX ET LES MOTS, par Juliette Rousseau ,7 avril 2024

Il s’agit d’un portrait d’une paysanne et poétesse bretonne, dans ses richesses, et ses complexités :

« Anjela, j’entends tes sabots claquer. La nuit tombe et tu reviens peut-être de l’étable ou des champs. La journée pèse lourd, endiguée dans la jupe et les bas de laine. C’est le corps bientôt déposé, devant l’âtre.

« J’aimais trop ma liberté et la terre », expliques-tu à Roger Laouenan, qui écrit ta biographie au début des années 1970. Les hommes, la plupart, sont des ivrognes qui ne t’inspirent que du mépris. Hors de question d’en laisser un revendiquer la possession de ce dont tu sais si bien t’occuper seule. La ferme dont tu hérites se transmet de mère en fille dans ta famille, et c’est tant mieux.

Enfin, et surtout, ton épine dorsale, c’est ta relation au lieu que tu habites, source de joies intarissables, et la volonté qui peu à peu te saisit d’en transmettre à tout prix l’essence. Ton amour des bêtes, que tu te dis incapable de tuer ou de voir mourir, ta connaissance des plantes autochtones et de leurs vertus médicinales, la contemplation qui te saisit en toute saison, alors que tu laboures ou que tu fauches, devant la beauté sans cesse renouvelée de tes terres.

Tu es une fervente défenseuse de la Bretagne Libre, à cette époque où le FLB pose des bombes par dizaines, où le renouveau celtique bat son plein, et où le projet de faire de la Bretagne une grande région agricole au service de la France et du monde, et surtout au service du capitalisme, redéfinit partout les territoires, dans la plus grande violence.

Tu es la poétesse d’un monde qui meurt, Anjela, et tu le sais. Tu écris dans ce même geste paysan qui consiste à mettre au travail pour nourrir, conserver, subsister. Les mots alignés comme autant de petits gestes quotidiens qui tiennent le fort d’une existence incorporée à son monde. La terre t’a sauvée autant qu’elle t’a tenue, et d’ailleurs, c’est toujours à partir d’elle que tu écris. Chez toi, les poèmes commencent à l’orée des champs, et lutter contre l’arasement du territoire, c’est d’une certaine manière en défendre le texte.

À Roger Laouenan, tu décris la ferme de Traoñ-an-Dour, ses parcelles et leurs cultures, et c’est déjà un poème. Park loeiz : avoine ; Park al Leur : blé, pommes de terre, betteraves, trèfle violet de Bretagne ; Park kreiz : avoine ; Park ar C’hoad : foin terrien ; Park an traon : pâture ; Poullankoù bihan : foin terrien ; Poullankoù bras : foin terrien ; Lanneg vihan : foin terrien ; Park an Drilh : foin ; Ogel ar C’hoad : foin; Poullankoù izelan : genêts ; al Lanneg : ajoncs ; ar C’hoad : bois à feu et bois d’oeuvre ; Prad ar Poullankoù : herbe de fauche ; ar Poulloù kreiz : bosquet de saules ; Lanneg arPin : pins et châtaigniers et herbe de fauche ; Prad an ti : herbe de fauche ; Prad an Hent : herbe de fauche ; ar Veurjez : le verger avec arbres fruitiers, pommes, poires, noix, cerises, prunelles, coings, groseilles, cassis, framboises, nèfles.

Ainsi Anjela, quand tu montes sur tes talus pour empêcher les bulldozers de venir faire leur triste travail de démembrement, tu ne t’y trompes pas, c’est la poésie que tu défends avant tout car, tu n’auras de cesse de le dire, la poésie et la terre vont ensemble. De toi-même, tu dis que tu t’efforces d’être l’interprète de la terre, qui est pour toi comme un grand livre, dont chaque jour est une nouvelle page.

Tu as vu les changements se faire, tu les as pointés du doigt dans tes textes, les as affrontés avec tes outils : les mots et la faux. Tu avais bien compris la mécanique de la dette, et ce qu’elle engendrerait pour les paysans, qui n’ont eu d’autre choix que s’endetter pour acquérir les machines désormais nécessaires aux champs monumentaux qui naissaient sur les cadavres des petites parcelles.

Aujourd’hui, il est communément accepté que vos vies paysannes étaient dures, trop dures. Que la modernisation nous en a délivré·es. On n’a pas les mots pour nommer ce à quoi il a fallu renoncer en chemin : l’autonomie, et la poésie.

« Mes vers, je les écris avec l’acier tranchant de ma faux

Andain après andain dans les cheveux blonds de mon Pays

Le soleil en fait des poèmes aromatiques

Que mes vaches ruminent pendant les nuits d’hiver »

Des valeurs paysannes qui nous sont restées, certaines font aussi le lit de notre aliénation. Ici, le mépris pour les « bons à rien », les chômeurs et autres fainéants est immense … Faut-il s’en étonner ? C’est toujours la même affaire, partout où l’on exalte les racines, on opprime celles et ceux à qui l’on considère qu’elles font défaut. Celles et ceux dont on considère qu’ielles appartiennent à un ailleurs, et qu’il s’agira de renvoyer là-bas, ou celles et ceux dont on considère qu’ielles n’appartiennent à nulle part, dont il s’agira alors de débarrasser le monde pour le purifier.

Mais les paysans et les paysannes, quoiqu’ils et elles aiment à en penser, ne sont pas imperméables aux affres du monde. Il n’y a de pureté ni dans les racines ni dans l’héritage paysan, Anjela.

Nous ne sommes propriétaires de rien, nous avons seulement l’usage des lieux qui sont les nôtres. Comme tu avais le tien de la ferme où tu as vécu toute ta vie Anjela. Que tu fusses Bretonne depuis des générations n’y changeait rien, quoique tu aies pu en penser. C’est ta capacité à prendre soin du lieu, à écouter la terre, à honorer tout ce qui l’habite, qui te donne toute ta légitimité et ta puissance. C’est là qu’est la poésie. » Juliette Rousseau

« ICI ON NE SE FACHE PAS, ON FAIT DES COMPROMIS — une paysanne témoigne », de  Marie Ufferte- 4 décembre 2024

« De nombreux magazines ont fait leur apparition pour glorifier une certaine idée du milieu rural. Je ne vous parle pas de Campagne solidaire, le magazine de la Confédération paysanne ou de Transrural initiative, non, je vous parle de magazines au style ultra léché, avec des photos d'auteurs venant sublimer et rendre beau un quotidien qui peut pourtant être parfois très dur.

On n'y lit pas, par contre, le manque d'accès aux services publics, la solitude des vieux qui meurent seuls chez eux et que l'on retrouve parfois plusieurs semaines après, la précarité, les violences conjugales d'autant plus compliquées à gérer du fait de l'isolement, l'absence de MJC ou de lieu de sociabilité pour des jeunes laissés à l'abandon, etc. Le problème n'est pas de sublimer le réel à travers de jolies photos. Le problème c'est la dépolitisation, derrière, de tout discours sur la condition des paysans et des personnes vivant en milieu rural. Et puis, c'est l'appropriation d'une culture par une classe dominante.

De ce que j'ai pu voir dans mon entourage proche, ce qui ne constitue pas une étude sociologique, il y a trois types d'exilés volontaires.

D'abord, les déçus. Ceux qui sont entrés en confrontation avec un monde trop loin de leurs convictions pour être vivable, comme cette connaissance végane qui ne supportait plus de voir souffrir (selon ses critères) les vaches de son voisin, ou une autre épuisée de se faire mé-genrer par la boulangère tous les matins.

Ensuite, les autarcistes, qui ont construit des îlots « safe » en créant des réseaux avec d'autres colocs, d'autres lieux, souvent restés très proches des milieux militants urbains et qui vivent une vie communautaire à la fois faite d'énormes réseaux de solidarité et complètement exclue du tissu local, dans un entre-soi patent.

Et puis, il y a ceux qui ont réussi une « intégration » grâce à l'activité professionnelle, qui sont venus en campagne pour s'installer comme boulanger, paysan, charpentier, maçon... De par leurs activités, ils n'ont aucun intérêt à se fermer aux personnes de leur territoire et ils entretiennent avec eux des liens économiques mais aussi de solidarité, d'entraide, de troc, que l'on retrouve dans toutes les campagnes.

Nous vivons sur des territoires où se fâcher avec un voisin peut mettre en péril notre sociabilité entière. Ici on ne se fâche pas, on fait des compromis. Parce que nous n'avons pas le luxe de disparaître dans l'anonymat d'une grande ville, parce que les liens de solidarité et d'entraide sont nécessaires à tous, que l'on soit de gauche ou de droite. Au lieu de recréer des communautés de pensée, je préfère créer des ponts. Et c'est là où je souhaite créer des ponts, parce qu'un discours écologiste, féministe, antiraciste sera écouté s'il vient d'une personne que l'on connait et que l'on estime. Cela ne veut pas dire qu'il fera changer d'avis, mais cela lui permettra d'exister. Ensuite, libre à chacun de s'en emparer. Au sectarisme je préfère l'entrisme.

Finalement, que ce soit à travers une image d'Épinal rêvée par la classe bourgeoise ou bien à travers un certain mépris du milieu militant de gauche, il semblerait que tout le monde ait quelque chose à penser de « la campagne ». Comme si la réalité de la vie rurale était quelque chose dont on avait honte et qu'il faudrait sublimer par des artifices, comme si les habitants de ces pays et de ces cantons étaient des enfants arriérés qu'il faudrait venir éduquer, à qui on viendrait prêcher la bonne parole venue des milieux progressistes.

Pourtant ces territoires toujours plus invisibilisés et absents des discours politiques méritent qu'on s'y arrête et qu'on s'y intéresse. Non pas pour ce qu'on voudrait qu'ils soient, non pas pour ce qu'on pense qu'ils sont, mais pour ce qu'ils sont vraiment. » Marie Ufferte

FIERTE, DECEPTIONS... SIX AGRICULTRICES RACONTENT

Maylis Rolland,  Reporterre 2023

 MARJOLAINE : « Je suis fière de ce que je fais » : Marjolaine est ingénieure agronome, elle élève depuis 2020 une cinquantaine de brebis Belle-île sous des pommiers qu’elle convertit en bio. Malgré les horaires à rallonge, jusqu’à 70 heures par semaine, Marjolaine gère sa ferme avec autant de rigueur que d’amour pour ses animaux. « J’ai besoin d’avoir un métier concret et de sentir que ce que je fais a du sens. Je trouve ça rassurant de produire de la nourriture saine. C’est un métier dur et prenant mais essentiel, dans lequel je me sens libre et fière de ce que je fais. »

 GUILLEMETTE : « Je ne peux pas continuer à m’endetter » : Depuis quatre ans, Guillemette est maraîchère sur un plateau au bord de la Loire. Avec très peu de ressources financières, elle a créé seule son exploitation. « Quand j’étais seule, il n’y avait que moi dans la misère. Mais aujourd’hui, j’engage ma famille dans mon projet, et dans mes problèmes. Je suis toujours convaincue qu’il faut travailler en bio, mais je ne peux pas continuer à m’endetter pendant des années pour garder mon jardin.

 REJANE : « On doit s’adapter, mais il faut aller plus vite » : En GAEC avec son mari, Brice, Réjane élève quatre-vingts vaches laitières. Et surtout, Réjane et Brice se sentent frappés de plein fouet par le changement climatique. « Notre système est résilient, car ça fait dix ans qu’on entretient les arbres et les cours d’eau. On sème en prairie des plantes à racine pivotante, chicorée, plantain, luzerne… mais aujourd’hui, avec la sécheresse continue depuis l’été dernier, on n’a plus de fourrage, et on n’est pas les seuls. Si l’herbe ne recommence pas à pousser bientôt, ça va être compliqué. Le risque, à terme, c’est qu’on diminue tous notre production. »

 ÉLODIE : « Le bio reste une évidence pour moi » : Après avoir été secrétaire, Élodie a créé sa ferme en 2015 pour élever des poules pondeuses et des volailles de chair. « J’ai augmenté mes prix, mais je ne répercute pas la totalité des hausses, sinon, on ne va plus exister que pour peu de gens, et ce n’est pas ce que je veux.

 LAURIANNE : « Je me dis toujours que je ne suis pas la priorité » : Laurianne, la grande sœur de Réjane, est à la tête d’une ferme de sept personnes, qu’elle a reprise à la suite de ses parents. Avec son équipe, elle élève des chèvres et transforme leur lait en fromages qu’elle vend à la ferme, au marché et en circuits courts. J’aimerais que les consommateurs soient plus critiques et vigilants, qu’ils se rendent compte de ce qu’il y a derrière un prix. »

 MELANIE : « Il y a beaucoup de femmes en arboriculture » : Mélanie était designer avant d’obtenir en2022 un brevet de responsable d’entreprise agricole (BPREA) en arboriculture. Elle s’inquiète cependant de l’accaparement des terres, mises en vente par des agriculteurs partant à la retraite, par de grandes entreprises : « Il n’y a pas assez d’agriculteurs repreneurs, et la plupart des fermes sont trop grandes et trop chères pour eux. »

 On le voit, cette condition de paysanne, fût-elle choisie, n’est pas toujours facile à vivre et il faut la foi de Silvia Pérez-Vitoria pour espérer, comme nous le verrons, en un « XXI° siècle paysan »

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