Ce projet a pris au fil des ans un tour encyclopédique imprévu. D’abord imaginé comme un projet collectif, les confinements successifs d’une part, ma propre gourmandise d’autre part, ont fait du parcours collectif envisagé une promenade solitaire, un grappillage un peu excessif dans son ambition : « Qui trop embrasse mal étreint », prévient l’adage. Par ailleurs, nous assistons à une série de problèmes convergents, aux origines très diverses, nécessitant non pas une unique solution, mais un million d’efforts, minimes, humbles, dont on peut espérer qu’ils finissent eux aussi par converger vers une habitabilité commune de la terre. Faire synthèse est nécessaire, et cela ne peut s’accomplir que par une mise en relation de toutes les données, affrontant la complexité, en un mot. Se confronter aujourd’hui à deux tentatives encyclopédiques, bien diverses, permettra de situer des objectifs, et des écueils.
Des objectifs : « L’Encyclopédie » de Diderot, qui a rassemblé la somme des savoirs techniques de son temps, à l’aube de la Révolution industrielle, mais aussi réexaminé, et décapé, les valeurs centrales de la société, cette fois à la veille de la Révolution française.
Des écueils : Bouvard et Pécuchet, les personnages de Flaubert, ne manqueront pas d’en rencontrer.
Chronologiquement, voyons d’abord l’ « Encyclopédie » de Diderot, et en quoi nous pourrions nous en inspirer. Barthes avertit : « Ce qui frappe dans toute l’Encyclopédie… est qu’elle présente un monde sans peur » « Degré zéro de l’écriture » (1972). Des peurs, il sera question Trace 180.
Extraits du Wikipédia, autre encyclopédie, celle-ci de notre temps :
« L’Encyclopédie est un ouvrage majeur du XVIIIème siècle. Au-delà des savoirs qu’elle compile, le travail qu’elle représente et les finalités qu'elle vise, en font un symbole de l’œuvre des Lumières, une arme politique et à ce titre, l’objet de nombreux rapports de force entre les éditeurs, les rédacteurs, le pouvoir séculier et ecclésiastique : Le Conseil d'état interdit le 7 février 1752 de vendre, d’acheter ou de détenir les deux premiers volumes parus, au motif qu'ils contiennent « plusieurs maximes tendant à détruire l'autorité royale, à établir l'esprit d'indépendance et de révolte, et, sous des termes obscurs et équivoques, à élever les fondements de l'erreur, de la corruption des mœurs, de l'irréligion et de l'incrédulité » »W
Choisir des cibles précises, des évidences fausses à démasquer reste encore d’actualité :
« En 1757, le parti dévot pense que le but de l’Encyclopédie est d’ébranler le gouvernement et la religion, ce qui est en partie vrai, puisqu'on trouve dans l'Encyclopédie des attaques évidentes contre l'Église et le gouvernement en place. Le pape Clément XIII condamne l’ouvrage, il le met à l'Index, le 5 mars 1759, et il « enjoint aux catholiques, sous peine d'excommunication, de brûler les exemplaires en leur possession ».
Ainsi, le point de vue de Diderot, censuré par son éditeur même, est, à l’époque, minoritaire.
« L’Encyclopédie est représentative d'un nouveau rapport au savoir. Elle « marque la fin d'une culture basée sur l'érudition, telle qu'elle était conçue au siècle précédent, au profit d'une culture dynamique tournée vers l'activité des hommes et leurs entreprises » Elle permet à un plus grand nombre de personnes d'accéder au savoir.
De nouvelles valeurs s’imposent : la nature qui détermine le devenir de l’homme, le bonheur terrestre qui devient un but, le progrès par lequel chaque époque s’efforce de mieux réaliser le bonheur collectif. Le nouvel esprit philosophique qui se constitue est basé sur l’amour de la science, la tolérance. Il s’oppose à toutes les contraintes de la monarchie absolue et à la religion.
Quant à l’esprit critique, il s’exerce principalement contre les institutions. À la monarchie absolue, on préfère le modèle anglais de gouvernement (monarchie constitutionnelle). La critique historique des textes sacrés attaque les certitudes de la foi, le pouvoir du clergé et les religions révélées. Les philosophes s’orientent vers le déisme qui admet l’existence d’un dieu sans église.
Le pendant positif de cette critique est l’esprit de réforme. Les encyclopédistes prennent parti pour le développement de l’instruction, l’utilité des belles-lettres, la lutte contre l’Inquisition et l’esclavage, la valorisation des arts mécaniques, l’égalité et le droit naturel, le développement économique qui apparaît comme source de richesse et de confort.
Même si la quantité a parfois nui à la qualité, il faut souligner la singularité de cette aventure collective que fut l'Encyclopédie : pour la première fois, on y décrit à égalité avec les savoirs « nobles » tous les savoir-faire : la boulangerie, la coutellerie, la chaudronnerie, la maroquinerie. Cette importance accordée à l’expérience humaine est une des clefs de la pensée du XVIIIème siècle : la raison se tourne vers l’être humain qui en est désormais la fin.
L'article « Collaborateurs de l'Encyclopédie » met en avant le profil du collaborateur moyen de l'Encyclopédie : il appartient à la classe émergente du siècle, la bourgeoisie. En particulier, Diderot et d'Alembert sont bourgeois, les éditeurs sont bourgeois, le lecteur moyen est bourgeois. Il n'est donc pas surprenant de retrouver cette tendance dans l'Encyclopédie. Les dimensions pratique et concrète de l'Encyclopédie en témoignent : le titre : dictionnaire des arts et métiers, les planches, le matérialisme tant reproché à certains auteurs. L’article « Réfugiés » en est un exemple parfait. Il valorise le travail, la richesse, et l’industrie, par opposition aux valeurs de la noblesse, à savoir, les faits d’armes, le refus du négoce et de l’agriculture.
Pour le public du XVIIIème siècle, toutefois, « l'ouvrage représente un modèle de cohérence. Il montre que la connaissance est ordonnée et non chaotique, que le principe directeur est la raison opérant sur les données des sens et non la révélation parlant par l'intermédiaire de la tradition, enfin que les critères rationnels appliqués aux institutions contemporaines contribuent à démasquer l'absurdité et l'iniquité partout. Ce message imprègne le livre, y compris les articles techniques.
Pour échapper aux limitations du classement alphabétique, Diderot innove en utilisant quatre types de renvois : La réflexion de Diderot sur les renvois et l'usage qu'il en a fait pour lier entre eux près de 72 000 articles, lui a valu d'être considéré comme « l'ancêtre de l'hypertexte». » W
L’auteur de « Jacques le fataliste et son maitre » est pour moi un vrai maître, en curiosité, en cohérence : « Diderot portait à un degré merveilleux les aptitudes de son rôle. Il n'avait pas seulement à son service une multitude d'idées originales, il possédait encore la puissance incroyablement rapide de s'assimiler ce qu'il tenait à savoir, et de l'apprendre d'aussi bonne foi que si sa vie entière en eût dépendu, ou que ses talents eussent dû s'y consommer sans fin. Qui ne sait, pour l'avoir lu souvent, comment il se rendit maître des arts mécaniques dont il s'était chargé d'être le démonstrateur, comment il s'en emparait pratiquement avant de les expliquer théoriquement? Afin de traiter en pleine autorité une si grande abondance de matières spéciales, il passait des journées entières au milieu des ateliers, il visitait les fabriques, il étudiait, et exerçait une foule de métiers. Plusieurs fois, il voulut se procurer les machines, les voir construire, mettre la main à la tâche, et se faire apprenti pour connaître, en ouvrier, le secret, de tant de manœuvres. Finalement, il n'ignorait plus aucun détail de l'art des tissus de toile, de soie, de coton, ou de la fabrication des velours ciselés, et les descriptions qu'il en donnait sortaient en droite ligne de ses expériences.» W
: En détruisant les valeurs liées au pouvoir aristocratique, et à celui de la religion, l’Encyclopédie a contribué à la Révolution française, qui a substitué au pouvoir de la noblesse celui de la bourgeoisie. Par ailleurs l’Encyclopédie a nourri le scientisme qui a marqué le début d’une révolution industrielle, dont nous subissons aujourd’hui toutes les conséquences. Diderot lui-même, avec Jacques le fataliste, nous a enseigné l’insubordination : lui être fidèle, c’est relativiser cela même qu’a défendu l’Encyclopédie, pour que cessent le règne de l’argent-roi et celui de la foi imbécile en la technologie salvatrice.
« Diderot s'en remet à la postérité pour juger de son œuvre : « Cet ouvrage produira sûrement avec le temps une révolution dans les esprits, et j’espère que les tyrans, les oppresseurs, les fanatiques et les intolérants n’y gagneront pas. Nous aurons servi l’humanité. » W
Nous nous plaisons à penser qu’un autre type de révolution devrait arriver…sans être aussi sûrs de pouvoir y contribuer. En attendant, nous continuerons, dans un siècle voué aux spécialistes, de dépasser comme Diderot les limites étroites de nos compétences (Mais que sais-je, vraiment, du bois fréquenté durant 40 ans ? Qu’en sait-on ? Rien) : « Diderot signe des articles sur une grande variété de sujets, principalement de littérature et d'esthétique, mais aussi en archéologie, médecine, chirurgie, herboristerie, cuisine, théorie des couleurs, mythologie, mode,… L'ensemble totalise 74 000 articles, 18 000 pages de texte et 21 700 000 mots. »W
Nous voici à l’article 174, la modestie est donc de mise, et nous nous figurerons bientôt sous les traits de Bouvard et Pécuchet, ces imbéciles.