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Billet de blog 4 mars 2025

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Trace 175-Encyclopédistes 2

« Pécuchet, dans une sorte d’abrutissement, rêvait aux existences innombrables éparses autour de lui, aux insectes qui bourdonnaient, aux sources cachées sous le gazon, à la sève des plantes, aux oiseaux dans leurs nids, au vent, aux nuages, à toute la Nature, sans chercher à découvrir ses mystères, séduit par sa force, perdu dans sa grandeur."  Gustave Flaubert

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« Encyclopédie en farce, revue de toutes les idées d’une époque, c’est ainsi que Flaubert désigne cette œuvre étrange qu’est Bouvard et Pécuchet. » Gisèle Sésinger

Bouvard et Pécuchet, dans toutes leurs tentatives vaines, sont à la fois une preuve vivante de la vanité du projet encyclopédique, dès le XIXème siècle, une illustration parfaite du scientisme, dont nous souffrons tant aujourd’hui, et en même temps, aussi, une leçon d’énergie : celle, infatigable, des protagonistes, et celle, désespérée, de l’auteur, qui  lut pour écrire le roman jusqu’à 1500 ouvrages, et y  épuisa après huit ans d’écriture ses ultimes forces. Il aurait dit : « Madame Bovary, c’est moi ». A mon tour de dire : « Bouvard et Pécuchet, c’est moi ». Je ne suis pas le seul : « Pour Roland Barthes, l’œuvre apparaît comme un modèle d’énonciation ambiguë, qui permet de prendre en compte la relation à sa propre bêtise. » Anne Herschberg Pierrot.

Tout commence par un été comme nous les connaissons, et qui nous fait fuir les villes :

« Comme il faisait une chaleur de 33 degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert

Cette exclamation lui échappa : – Comme on serait bien à la campagne ! » GF

Lisant ce livre, on ne peut que sourire à l’évocation des deux hippies :

« Déjà, ils se voyaient en manches de chemise, au bord d’une plate-bande émondant des rosiers, et bêchant, binant, maniant de la terre, dépotant des tulipes. Ils se réveilleraient au chant de l’alouette, pour suivre les charrues, iraient avec un panier cueillir des pommes, regarderaient faire le beurrebattre le grain, tondre les moutonssoigner les ruches, et  la senteur des foins coupésPlus d’écritures ! Plus de chefs ! Plus même de terme à payer ! – Car ils posséderaient un domicile à eux ! et ils mangeraient les poules de leur basse-cour, les légumes de leur jardin, et dîneraient en gardant leurs sabots ! – Nous ferons tout ce qui nous plaira ! Nous laisserons pousser notre barbe ! » GF

Le compost ne date pas d’hier :

« Pécuchet fit creuser devant la cuisine, un large trou, et le disposa en trois compartiments, où il fabriquerait des composts qui feraient pousser un tas de choses dont les détritus amèneraient d’autres récoltes, procurant d’autres engrais, tout cela indéfiniment ; – et il rêvait au bord de la fosseapercevant dans l’avenir, des montagnes de fruits, des débordements de fleurs, des avalanches de légumes. «  GF

On retrouvera ici les perspectives des Traces 142 et 143 :

« Excité par Pécuchet, il eut le délire de l’engrais. Dans la fosse aux composts furent entassés des branchages, du sang, des boyaux, des plumes, tout ce qu’il pouvait découvrir… Il fit venir du guano, tâcha d’en fabriquer –et poussant jusqu’au bout ses principes, ne tolérait pas qu’on perdit l’urine ; il supprima les lieux d’aisances…. » GF

 Une science qui se substitue à  la religion entretient un rapport particulier au Livre : « Quelquefois Pécuchet tirait de sa poche son manuel ; et il en étudiait un paragraphe, debout, avec sa bêche auprès de lui, dans la pose du jardinier qui décorait le frontispice du livre. Cette ressemblance le flatta même beaucoup. Il en conçut plus d’estime pour l’auteur. » GF

Nous verrons Trace 177 que : « Selon Latour, ces conceptions fondamentalistes de la science et de la religion, souvent considérées comme incompatibles, en fait partagent presque tout : l’idée de vérité, ce qui est valide comme explication et ce qu’est la matière. » John Tresh « Le cri de Gaia »(2021)

Il arrive que Flaubert prête à Bouvard ses propres pensées :

« Cela dérangeait les idées de Bouvard – et après une minute de réflexion :

 – La science est faite, suivant les données fournies par un coin de l’étenduePeut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu’on ignore, qui est beaucoup plus grand, et qu’on ne peut découvrir. » GF

L’astronomie les grandit à leurs yeux : « La majesté de la création leur causa un ébahissementinfini comme elle. Leur tête s’élargissait. Ils étaient fiers de réfléchir sur de si grands objets. » GF.

Moi aussi !

Comme moi, le changement climatique (un autre) les taraude : « On ne dormirait pas si l’on songeait à tout ce qu’il y a sous nos talons. – Cependant le feu central diminue, et le soleil s’affaiblit, si bien que la Terre un jour périra de refroidissement. Elle deviendra stérile ; tout le bois et toute la houille se seront convertis en acide carbonique – et aucun être ne pourra subsister.

 – Nous n’y sommes pas encore dit Bouvard.

 – Espérons-le ! reprit Pécuchet.

 N’importe ! cette fin du monde, si lointaine qu’elle fût, les assombrit – et côte à côte, ils marchaient silencieusement sur les galets. » GF

Les héros progressent finalement : « Pécuchet réfléchit, se croisa les bras. – Mais nous allons tomber dans l’abîme effrayant du scepticisme. Il n’effrayait, selon Bouvard, que les pauvres cervelles.

 – Merci du compliment ! répliqua Pécuchet. Cependant il y a des faits indiscutables. On peut atteindre la vérité dans une certaine limite. » GF

Enfin : « Bouvard hocha la tête. Il doutait aussi de l’enfer. » GF

Leur parcours débridé à travers sciences a au moins de parvenir au doute. Déjà ça !

Gisèle Séginger, dans « Bouvard et Pécuchet : croyances et savoirs » (2012), tente de démêler les croyances de  Flaubert de celles de ses personnages.

« S’attaquant aux superstitions et à la religion, la Révolution française a stimulé l’essor scientifique du XVIIIe siècle. Flaubert partage avec son époque une fascination pour la positivité des sciences, et il voudrait que l’on étudiât l’homme sans préjugés moraux ni religieux, avec des méthodes de naturaliste.

Mais une relecture du roman dans le contexte de l’œuvre entière et la confrontation de certains énoncés avec les déclarations de la Correspondance nous permettront de nuancer la réflexion de Flaubert sur les sciences…Dans ce roman, ce n’est d’ailleurs pas tant la recherche scientifique qui est mise en cause qu’une conception du vrai et l’illusion qu’on peut échapper à tout conditionnement, atteindre des certitudes ; C’EST LA VOLONTE DE PLIER LE MONDE A NOTRE DESIR ET A NOTRE BESOIN. Simplifier, totaliser, maîtriser, ces trois opérations caractériseront le rationalisme déterministe de Bouvard et Pécuchet.

La science telle que la conçoit Flaubert ne ressemble guère à celle que pratiquent Bouvard et Pécuchet qui demandent aux livres des savoirs capables de susciter leur croyance, par leur simplicité, leur évidence et leur efficacité à mater le réel. C’est là une position intéressée – terme flaubertien – qui caractérise le rapport bourgeois au monde.

Car Bouvard et Pécuchet souffrent bien de l’illusion qu’il y a une Vérité par rapport à laquelle il existe une Bêtise. D’une discipline à l’autre, ils cherchent un point fixe, une certitude sur laquelle s’appuyer, refusant le temps de l’histoire des sciences qui transforme les connaissances et les représentations… Ils refusent surtout la complexité (Voir Trace 168) et la nature infinie du réel qui se manifeste même dans ses plus petites parties : Qu’il s’agisse de sciences du vivant ou de sciences humaines, la position est la même et l’abandon d’une thèse ou d’une discipline ressemble toujours à la mort d’un dieu, qui laisse les deux personnages désenchantés. » GS

Les moments de simple abandon à la vie leur sont, hélas,  rares :

« Pécuchet, dans une sorte d’abrutissement, rêvait aux existences innombrables éparses autour de lui, aux insectes qui bourdonnaient, aux sources cachées sous le gazon, à la sève des plantes, aux oiseaux dans leurs nids, au vent, aux nuages, à toute la Nature, sans chercher à découvrir ses mystères, séduit par sa force, perdu dans sa grandeur. «  GF

Flaubert est lucide : « Correspondance : Cette nature sur le dos de laquelle on monte et qu’on exploite si impitoyablement, qu’on enlaidit avec tant d’aplomb, que l’on méprise par de si beaux discours, à quelles fantaisies peu utilitaires elle s’abandonne quand la tentation lui en prend ! Cela est bon. On croit un peu trop généralement que le soleil n’a d’autre but ici-bas que de faire pousser les choux. » GF

Lucide, plus que ses personnages : « Bouvard et Pécuchet refusent leur finitude, et agissent comme si l’homme pouvait être le centre du monde, et que celui-ci n’attendait que ses progrès pour se soumettre à sa raison. Contrairement à ce point de vue scientiste hérité de vieux préjugés chrétiens, Flaubert prend plaisir à imaginer la petitesse de l’homme enveloppé dans le grand infini. À une époque où le scientisme ambiant laisse encore espérer à une relève de la religion par la science, Flaubert voit l’irréductibilité de l’une à l’autre et la nécessité d’une critique des savoirs. » GS

Etudier les sciences m’a mis à l’abri du scientisme.  Et puis, je suis un fil d’Ariane, pas si bête, inversement aux héros flaubertiens. Ceux-ci recensent à la fin du livre les idées reçues. Le concept de Gaïa est-il une idée reçue de plus ? Nous le verrons bientôt.

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