Les Traces 37 et 38, intitulées Clairières, ont été l’occasion d’évoquer de parler brièvement d’agroforesterie, puis, suivant Gaston Roupnel, de la « clairière culturale », foyer de naissance de villages. Aujourd’hui il s’agira de clairières, parfois voulues aussi comme foyers, mais bien différentes : les « clairières libertaires » du début du XXème siècle, auxquelles a été consacrée une émission de radio :https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/lsd-la-serie-documentaire/les-clairieres-libertaires-une-vie-communautaire-d-anarchiste-en-1900-8293808
Quelques lectures, indiquées en bibliographie de l’émission, nous serviront pour apprécier l’intérêt de ces tentatives, leurs résonances dans les années 60 et 70, et encore aujourd’hui même, quand certains annoncent leur volonté de bifurquer, rejoignant des ZAD, d’autres celle d’acquérir des hectares de terre... toutes tentatives placées sous l’emblème d’un autre rapport avec la nature, éminemment souhaitable :
« Milieux libres en France (1890-1914) » sur Infokiosques.net (2006)
« Vivre l’anarchie ici et maintenant : milieux libres et colonies libertaires à la Belle Époque » de Anne Steiner (2016)
Enfin la thèse d’histoire de Thomas Coste : « Le naturisme libertaire de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle » (2019)
« Naturiens », « naturistes », « sauvagistes » ... les noms changent au cours de ces premières années du XXème siècle: “La dernière fois qu’est évoqué l’existence du groupe des Sauvagistes dans les sources policières c’est le 20 mars 1901, l’indicateur de police Foureur, écrit : « Si beaucoup d’anarchistes peuvent être considérés comme des fous, il y en a des plus fous encore. Ce sont les Naturiens et les Sauvagistes. » Thomas Coste a beaucoup puisé dans les indicateurs de police de l’époque, signe que l’état était assez préoccupé par ces mouvements. Faute de mieux, ce sont ces indicateurs qui, ironiquement, auront le mieux écrit l’histoire de ce mouvement.
NB : Le naturisme à l’époque, c’est, selon Littré, en 1873, ceci : « Naturisme : Synonyme de naturalisme. Terme de philosophie. Système dans lequel la nature est considérée comme auteur d'elle-même » Pas de contresens avec un usage actuel.
Tout cela a aussi parfois des côtés burlesques, Bouvard et Pécuchet (Trace 175) ne sont pas loin. Mais nous aurions tort de ne pas nous pencher sur cette histoire-là, sous peine de reproduire les mêmes erreurs, ce qui fut en partie le cas 50 ans plus tard, et qui pourrait être le cas un siècle après....
Il faut se resituer dans l’époque pour apprécier le côté novateur de ces colonies libertaires. Nous sommes alors dans un pays profondément scientiste et techniciste, comme l’attestent les Expositions de 1889 et de 1900, colonialiste, militariste,…. Si le nom de « colonie » que prirent ces tentatives laisse songeur, il faut imaginer comment s’ériger en anti-militariste, dénoncer les faux besoins et l’idéologie scientiste en même temps était alors un acte de courage, et de lucidité, voire un acte prophétique.
« Milieux libres en France (1890-1914) » rassemble des témoignages de l’intérieur :
Sur Fortuné Henry : “Comme les bûcherons, la cognée sous le bras, traversant la clairière pour regagner leur chaumière, le questionnait, il fit cette réponse : « Je suis venu ici, dans ce coin perdu de la forêt pour créer la cellule initiale de l’humanité future. » IK
Sa hutte : « C’est un trou fait dans la terre : deux branches d’arbres constituent la charpente ; un peu de paille et de boue suffisent à la toiture »
Matériaux locaux de rigueur : La première maison est montée pour passer l’hiver ... Ce qui est à noter, c’est qu’elle est construite avec des éléments naturels du pays : murs en torchis et couverture de chépois, une graminée locale.”
Henry Zisly donna cette définition du naturisme libertaire : « Il faut que l’individu pour être réellement libre et indépendant, suffise lui-même à ses besoins. Et l’expérience démontre incontestablement que l’on peut soi-même se suffire en se limitant aux seuls besoins naturels » HZ. Il en est ainsi pour le régime alimentaire, largement végétarien, voire végétalien, ce qui correspond également à ce que la réalité économique permettait aux membres des milieux libres de consommer.
A Aiglemont, autre tentative : « Si notre vie a des heures paisibles, elle a souvent et c’est ce qui la rend si bonne à vivre, de fortes heures de lutte. Il ne faudrait pas croire que la constitution d’un milieu libre indique chez ses participants l’intention de s’évader de la Société pour manger tranquillement la soupe aux choux au coin d’un bois. Il ne constitue pas non plus un moyen infaillible d’amener la révolution ; Il permet simplement à des hommes d’intensifier la propagande dont ils sont capables, de la faire avec une liberté d’allures qu’ils n’ont pas dans la Société actuelle et chaque fois qu’une injustice est commise, qu’une révolte les appelle, ils n’ont pas, grâce au milieu libre, le souci de ce qu’ils laissent derrière eux. Il en résulte une puissance d’activité et de propagande qu’on ne saurait acquérir dans aucun autre milieu et par l’isolement voulu un puissant moyen d’éducation »
Les rapports avec les paysans voisins : « Le paysan ne comprend pas l’anarchiste vitupérant à la tribune contre l’autorité. Mais il comprend l’anarchiste prenant la pioche et fertilisant un sol ingrat et il est frappé par le spectacle de gens heureux que nous lui donnons »
Une expérience éphémère, qu’importe : « Une communauté qui s’éternise abandonne l’utopie pour se clôturer dans le mythe. L’utopie vécue libertaire doit donc sans cesse briser cet enfermement ; son caractère éphémère, son instabilité préservent son essence révolutionnaire »
Anne Steiner donne un point de vue d’historienne : « Vivre l’anarchie ici et maintenant : milieux libres et colonies libertaires à la Belle Époque » : « Dans un contexte de forte mobilisation ouvrière, des militants anarchistes, sceptiques quant aux possibilités de grève générale et d’insurrection, testent la validité de l’hypothèse communiste (travailler et produire en dehors de tout rapport d’exploitation et de domination) dans le cadre de communautés de vie et de travail appelées alors « milieux libres ». Les dispositifs qu’ils inventent sont très différents de ceux qu’ont imaginés les socialistes utopistes, beaucoup plus souples dans la forme, plus respectueux de l’individualité et plus modestes quant aux fins poursuivies. Il s’agit moins, en effet, de former les cellules de l’humanité future que de se donner les moyens, en échappant au salariat, de vivre ici et maintenant en anarchiste. » AS
On peut juger ici de la modernité du projet : « Inventer au sein même de la société telle qu’elle est d’autres modes d’être au monde en refusant toute forme d’exploitation et de domination, de l’homme sur l’homme, de l’homme sur la femme, de l’adulte sur l’enfant, et même, dans certains cas, de l’humain sur l’animal, dépasser la division entre travail manuel et intellectuel, entre ville et campagne, sortir de la condition ouvrière sans pour autant « parvenir », questionner toutes les normes régissant la vie quotidienne pour ne suivre que celles jugées conformes à la raison, tel est le projet des anarchistes qui, dans les premières années du vingtième siècle, forment des communautés de vie et de travail en périphérie des villes,« milieux libres » ou « colonies libertaires » selon la terminologie alors en vigueur. » AS
Après Angleterre, et Allemagne, le mouvement se diffuse : “En France, c’est seulement au tout début des années 1900 qu’apparaissent les premiers milieux libres d’inspiration nettement anarchiste, basés sur une complémentarité des activités agricoles et artisanales, et souvent conçus comme des centres de propagande et d’éducation avec le projet, pas toujours réalisé, de se doter d’une imprimerie, d’un journal, d’une bibliothèque et d’une école libertaire.” AS
Une autonomie économique : « Des agriculteurs, des tailleurs, des bonnetiers, des cordonniers, s’installent dès les premiers mois et, avant d’atteindre l’autosuffisance souhaitée, vivent principalement de la confection et du ressemelage de chaussures, grâce aux commandes de sympathisants qui créent bientôt à Paris une coopérative de consommation pour soutenir le projet. » AS
Les difficultés :« Les colonies fondées par les libertaires doivent affronter les mêmes problèmes et se sabordent pour les mêmes raisons. La pénibilité du travail agricole sur des terres ingrates et le manque de moyens entraînent des conflits quant à la répartition des tâches et des revenus, tandis que le manque d’éléments féminins est source de frustration, de jalousie et de rancœur, car ce sont principalement des couples et des hommes célibataires qui rejoignent ces communautés. » AS
« L’écrivain Georges Navel (voir Trace 127) raconte le séjour qu’il y fit vers 1920. On y apprend que la colonie était autosuffisante sur le plan alimentaire, le régime des résidents se composant exclusivement de fruits, plantes et légumes, produits sur place, que l’argent n’y avait pas cours, que les hommes y étaient bien plus nombreux que les femmes, et que rien d’autre « qu’un accord de convictions »ne liait entre eux les résidents, même après plusieurs années de présence, chacun travaillant sans contrat selon son bon plaisir sans horaire fixé.” AS
Bientôt la thèse d’histoire de Thomas Coste, pour compléter et conclure sur ce point inconnu de notre histoire.