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Billet de blog 5 mars 2025

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Trace 176-Gaïa 1

James Lovelock vient de mourir, dans une belle indifférence. Nous ne pouvons croire en l’homéostasie par laquelle Gaïa, sa création, parviendrait à retrouver le moindre équilibre : canicules et sécheresses, pluies diluviennes de cet été le démontrent à l’envi. A quoi sert donc ce concept de Gaïa ? Voire, à quoi sert Bruno Latour ?

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« Ce feu, c’est un monstre ». Le titre de l’article évoque une puissance maléfique.

https://www.lemonde.fr/planete/article/2022/07/18/ce-feu-c-est-un-monstre-en-gironde-pompiers-et-habitants-en-proie-a-des-incendies-historiques_6135166_3244.html

Et si c’était cela, Gaïa ? Ce monstre, certes pas la gentille rêverie du « New Age », mais bien plutôt ce que Bruno Latour dépeint, dans « Face à Gaïa » (2015). James Lovelock vient de mourir, dans une belle indifférence. Nous ne pouvons croire en l’homéostasie par laquelle Gaïa, sa création, parviendrait à retrouver le moindre équilibre : canicules et sécheresses, pluies diluviennes de cet été le démontrent à l’envi. A quoi sert donc ce concept de Gaïa ? Voire, à quoi sert Bruno Latour ? Nous avons lu  son livre, et celui du collectif réuni pour lui répondre dans « Le cri de Gaia – Penser la terre avec Bruno Latour » (2021).

Le livre de Latour, parfois assez abscons, est bâti autour du projet évoqué en fin d’ouvrage : il s’agissait de permettre à 200 étudiants, de trente pays, en prélude à la COP21, d’improviser une diplomatie commune «gaïapolitique», en réponse aux urgences du siècle, à vrai dire en se focalisant excessivement sur le seul changement climatique, attribuant aux uns et aux autres les rôles de : Océans, Sols, Atmosphère, Forêts menacées, … , face aux Etats, et autres groupements humains. Il faut sans doute voir  le film retraçant cette «aventure de pensée», pour saisir l’intérêt de ce qui suit :

https://www.aiguemarinefilms.com/films/sciencespo/climat-le-theatre-des-negociations#close

Une aimable comédie de l’entre-soi ? Possible.

Latour part du même constat qui étonne aussi Corinne Pelluchon (Trace 228 à venir) : « Nous recevons toutes ces nouvelles [de la crise climatique] avec un calme étonnant, et même une forme admirable de stoïcisme… » BL

Les enfants, eux, tremblent (Trace 184 à venir) : Ils savent.

Gaïa, pour lui, c’est la capacité de réaction de la Terre aux agressions humaines : « Quoi que nous fassions aujourd’hui, la menace restera avec nous pour des siècles, des millénaires, parce que le relais de tant d’actions révolutionnaires irréversibles, commises par des humains, a été repris par le réchauffement inertiel de la mer, les changements d’albédo des pôles, l’acidité croissante des océans, et qu’il ne s’agit pas de réformes progressives mais de changements catastrophiques, une fois franchis les points de bascule.

Son usage ici du mot révolution surprend : « En pratique, nous sommes tous des contre-révolutionnaires, essayant de minimiser les conséquences d’une révolution qui s’est faite sans nous, contre nous, et en même temps, par nous… Ce qui vient vers nous, c’est cela que j’appelle Gaïa, et qu’il faut regarder en face pour ne pas devenir fou pour de bon. » BL

Déjà Michel Serres interprétait ces réponses, à sa façon (nous y reviendrons Trace222) : « En fait, la Terre nous parle en termes de forces, de liens et d’interactions, et cela suffit à faire un contrat. »MS

Il s’agit-là de conflit (T230 à venir), Latour nous en avertit: « La géohistoire ne doit pas être conçue comme la grande irruption de la Nature finalement capable de pacifier tous nos conflits, mais comme un état de guerre généralisé…Aussi épouvantable que fut l’histoire, la géohistoire sera probablement pire puisque ce qui, jusqu’à maintenant, était resté tranquillement à l’arrière-plan, vient de rejoindre le combat. » BL

Qui est sujet ? « Par un complet renversement du trope favori de la philosophie occidentale, les sociétés humaines semblent se résigner à jouer le rôle de l’objet stupide, tandis que c’est la nature qui prend de façon inattendue celui de sujet actif. » BL

Et, pas de chance : « Le drame est que l’intrusion de Gaia survient au moment où jamais la figure de l’humanité n’a paru si inadaptée pour la prendre en compte. Alors qu’il faudrait avoir autant de  définitions de l’humanité qu’il y a d’appartenances au monde, c’est le moment même où on a enfin réussi à universaliser sur toute la surface de la Terre le même humanoïde économisateur et calculateur…. Au moment où il faudrait refaire de la politique, on n’a plus à notre disposition que les pathétiques ressources du « management » ou de la « gouvernance ». Jamais une définition plus provinciale de l’humanité n’a été transformée en un standard universel de comportement. Au moment même où il faudrait desserrer l’étreinte de la première Nature, la seconde Nature de l’Economie impose sa cage de fer plus strictement que jamais. » BL

La définition de Gaïa pourrait dès lors être ceci  : « Inutile d’espérer que l’urgence de la menace soit si grande, et son expansion si « globale » que la Terre agirait mystérieusement comme un aimant unificateur pour faire de tous les peuples éparpillés un seul acteur politique occupé à reconstruire la Tour de Babel de la Nature. Gaïa n’est pas une sympathique figure de l’unification. C’est la « nature » qui était universelle, stratifiée, indiscutable, systématique, désanimée, globale et indifférente à notre destin. Mais pas Gaïa, qui n’est que le nom proposé pour toutes les conséquences entremêlées et imprévisibles des puissances d’agir dont chacune poursuit son propre intérêt en manipulant son propre environnement. » BL

Un rêve de Latour, que son Atlas de l’anthropocène aurait pu satisfaire (T 154) : « Ce que je voudrais, c’est dessiner une carte grossière des territoires occupés par des peuples en lutte les uns contre les autres…. Nous allons tenter de rendre comparables des collectifs en leur demandant d’expliciter les uns pour les autres quatre variables qui définiront pour un temps leur cosmologie :

Par quelle autorité suprême se pensent-ils convoqués ? Quelle limite donnent-ils à leur peuple ?

Sur quel territoire pensent-ils habiter ? Dans quelle époque ont-ils l’assurance de se trouver ? » BL

Ne rien attendre des états est déjà un commencement : « D’après Stephen Toulmin, les questions écologiques et la montée d’une société civile mondiale rendent obsolète la frontière des Etats, ces monstres inventés pour mettre fin aux guerres de religion. Les Etats westphaliens se trouvent enfin enserrés dans les réseaux innombrables d’autres territoires agissant au nom d’autres légitimités qui gomment peu à peu les frontières. » BL

Revient la question initiale : « Pourquoi restons-nous de marbre ? On peut bien sûr en appeler à l’inertie des habitudes, à la peur (Voir Traces 180 et 181) de la nouveauté, aux capiteux bénéfices de la consommation, à la cage de fer du capitalisme (Tiens, Bruno se réveille)… Si nous étions dans une situation normale, la plus petite alerte concernant l’état de la Terre et de ses boucles de rétroaction nous aurait déjà mobilisés comme nous le faisons pour toute question d’identité, de sécurité ou de propriété. » BL

Nous aurions pourtant tort de ne pas ouvrir grand yeux et oreilles : « Ce qui ne parvient pas à pénétrer dans la tête des gens bombardés par les mauvaises nouvelles de la mutation écologique, c’est l’activité, l’autonomie, la sensibilité à nos actions, des matériaux qui composent les zones critiques où nous résidons tous…. On ne souligne pas assez que le Nouveau Régime Climatique a ceci d’étonnant qu’il impose  une solidarité terrible et totalement imprévue entre victimes et responsables. Désormais c’est au cœur de la Beauce aussi bien qu’en Nouvelle-Guinée,… que la prise de terre se fait le plus violemment et que les rétroactions de ladite Terre sont les plus vertigineuses. » BL

Latour précise les contraintes de l’exercice qui fut proposé aux étudiants réunis au Théâtre des Amandiers :

« Les principes supérieurs qu’ils ont accepté de ne pas invoquer :

-il ne faut pas compter sur le mirage d’un gouvernement mondial…

- il n’y a pas non plus de Nature globale capable de faire taire tous les désaccords.

- la science de la nature n’a pas la capacité de mettre tout le monde d’accord.

- les lois du marché ne peuvent servir d’Absolu (Bravo Bruno !)

Les délégations telles que « Sol », « Océan », « Atmosphère », « Espèce en voie de disparition » ne sont pas là pour naturaliser la discussion, afin de rappeler aux humains les nécessités de leur « environnement », mais afin de repolitiser la négociation, en empêchant des coalitions de se former trop vite sur le dos des autres. » BL

Enfin, il tire les leçons de l’exercice de ce « Théâtre des négociations » : « Ce que la simulation a permis de tester c’est qu’il y a deux directions possibles pour gouverner en période de mutation écologique : vers le haut ou vers le bas. Vers le haut, en faisant appel à un principe supérieur commun, à l’Etat de la Nature. Malheureusement, celui-ci, non seulement n’existe pas mais il dépolitise toute la négociation devenue simple application de règles  de distribution. Vers le bas, en acceptant de ne pas avoir d’arbitre souverain mais en traitant toutes les parties prenantes à égal niveau de souveraineté. » BL

Les auteurs du « Cri de Gaïa », dans le prochain numéro, donneront  un vif contrepoint à ces conférences. Nous entendrons, car il a fallu choisir,  les points de vue de Baptiste Morizot, Nastassja Martin, et Patrice Maniglier.

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