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Billet de blog 6 janvier 2025

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Trace 89-Lenteur 3

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

 Les derniers textes sur la lenteur, ce concept pour nous central, (Traces 29 et 30) se sont achevés sur un voyage vers les Città-slow, les villes lentes italiennes.Emmanuel Munch, sociologue,  a entrepris de joindre la pratique à la théorie, allant à vélo d’une città-slow à l’autre.

« Par ce récit, je souhaite expliquer comment des interrogations scientifiques et théoriques sur les pratiques de déplacements ralenties ont été mises en abyme et appliquées à mes déplacements professionnels. En effet, en utilisant le vélo pour cheminer entre les différentes villes enquêtées, je me suis appliqué à moi-même des pratiques de déplacement ralenties et non-polluantes que je questionne dans le projet de recherche.

Plus globalement, par rapport à la voiture, le vélo permet de « ressentir » ses terrains d’enquête, ou encore selon Hartmut Rosa, de « résonner » (2018) avec son environnement. En géographie, Wunderlich (2008) parle de la marche en tant que mode de déplacement faisant vibrer tous les sens, et en particulier la vue, le toucher. Comme si ces modes lents, en s’insérant dans des échelles spatio-temporelles plus fines, donnaient effectivement la sensation qu’on pouvait toucher avec plus d’acuité le territoire traversé. Ce serait donc bien parce que la lenteur mobilise tous nos sens qu’elle nous oblige à prendre conscience de ce qui nous entoure. » EM

Se déplacer lentement, être soumis à la fatigue physique, aux aléas climatiques, aux incertitudes quelles qu’elles soient, demande en fait de prendre du recul, certes par rapport à la vitesse de manière générale, mais surtout par rapport aux exigences de productivité dans le cadre de son activité professionnelle.

Ce carnet de terrain invite à prendre conscience des mérites et des intérêts de la lenteur, en tant que modalités de déplacements écologiques des chercheurs en action. Il invite aussi à prendre conscience des intérêts du vélo pour accéder, observer, toucher, sentir et finalement « résonner » (Rosa, 2018) plus aisément avec son terrain.

Aujourd’hui, je pense qu’il est important d’exercer une forme de résistance  pour permettre à d’autres de prendre eux aussi le temps dans la lenteur.» EM

On peut aussi relever ceci , dans un texte d’Emmanuel Munch et Lea Zachariou :

«  À partir du moment où la vitesse n’offre pas la garantie d’une économie en temps, la mise en mouvement frénétique de morceaux de vie circulant comme des centimes d’existence perd de son sens non seulement pour les individus qui la subissent, mais aussi pour ceux qui la conçoivent. Le temps ne peut être considéré uniquement comme un moyen, à l’image de l’argent que l’on économise « en vue de »…Dans les pays surindustrialisés, le paradigme de la lenteur nous invite à accorder de l’importance à la qualité plus qu’à la quantité. Il demande de rompre avec le principe d’utilité supérieure de l’argent et de la croissance. Pour autant, il n’est pas une injonction à l’inertie ou à l’immobilisme. Plus qu’une recherche de lenteur, il entraîne une remise en question de l’usage de la vitesse et de la notion de productivité. Il soulève des interrogations importantes et jusque lors peu débattues sur les notions même de « gains » ou de « pertes » de temps… Pour retrouver le temps qu’on nous vole, saurons-nous convertir la vitesse en qualité temporelle au lieu de l’investir sans cesse en quantités matérielles et monétaires ? » EM LZ

Ce qui nous permet un accès plus rapide aux gens et aux choses accroît le plus souvent, en un cercle vicieux, notre sujétion à un ordre qui nous presse d’économiser le temps. Entamer un cercle , ou une spirale, vertueux suppose de renoncer à cette accessibilité instantanée ?

Hartmut Rosa est abondamment cité par Emmanuel Munch : partons à sa lecture

Dans « Résonance. Une sociologie de la relation au monde » (2018),  Hartmut Rosa évoque la résonance, comme moyen d’échapper à une accélération continue :

Lecture par Marc Antoine Pencolé : https://journals.openedition.org/lectures/29658

« Dans la première partie, Rosa définit la résonance comme « un rapport cognitif, affectif et corporel au monde dans lequel le sujet, d’une part, est touché […] par un fragment de monde, et où, d’autre part, il “répond” au monde en agissant concrètement sur lui, éprouvant ainsi son efficacité ».  La résonance se caractériserait par deux mouvements complémentaires : d’un côté, une ouverture au monde, une capacité à l’inviter et à se voir affecté par lui ; d’un autre côté, le pouvoir d’y agir, et de reconnaître notre activité en lui. » MAP

Dans « Rendre le monde indisponible » (2020), Rosa tente de démontrer comment cette illusion de disponibilité se retourne contre elle-même :

« Ma thèse est que ce programme de mise à disposition du monde, imposé institutionnellement et fonctionnant, culturellement, comme une promesse, non seulement ne fonctionne pas, mais bascule littéralement en son contraire. Le monde rendu disponible sur le plan scientifique et technique, économique et politique semble se dérober et se fermer à nous d’une manière mystérieuse ; il se retire, devient illisible et muet, et plus encore : il se révèle à la fois menacé et menaçant, et donc au bout du compte constitutivement indisponible.

Ce n’est pas le fait de disposer des choses, mais l’entrée en résonance avec elles, le fait d’être en mesure de susciter leur réponse et de s’engager ensuite à son tour dans cette réponse, qui constitue le mode fondamental pour l’humain de l’être-au-monde dans sa forme vivante./…/La résonance est constitutivement indisponible.

La modernité est culturellement portée, et structurellement poussée,… à rendre le monde à tout point de vue calculable, maitrisable, prévisible, disponible… Mais la résonance, elle, ne se laisse pas rendre disponible : là réside la grande source d’agacement constitutif de cette formation sociale, sa contradiction fondamentale. »HR

En guise de conclusion : «La tentative de rendre le monde disponible semble déboucher purement et simplement sur son contraire, une indisponibilité sans limites. Là où « tout est disponible », le monde n’a plus rien à nous dire ; là où il est devenu indisponible d’une nouvelle manière, nous ne pouvons plus l’entendre parce qu’il n’est plus atteignable. » HR

Il y a pourtant de l’atteignable, et bizarrement, c’est la fulgurance du haïku qui nous parle parfois le mieux de lenteur, qui la suscite : « Cet éblouissement tient à très peu. La ligne noire d’un cyprès dans le paysage, une fontaine qui goutte, un cri d’oiseau – quelque chose, brusquement, s’impose à nous, forçant notre distraction. Peut-être l’avons-nous rencontré mille fois depuis notre naissance. Mais, pour la première fois, nous le voyons, nous l’entendons, et cela seul suffit à nous plonger dans l’enchantement. C’est le grain du réel que nous touchons, son détail le plus anodin et qui pourtant nous arrête, émerveillés, nous laissant entrevoir d’un seul regard toute la beauté du monde. Il faudrait, pour rendre ce bonheur-là, l’art des anciens japonais. La main suspendue du peintre, du calligraphe ou du compositeur de haïku. La lenteur, l’acuité qu’il suppose nous échappent souvent. » Jean-Philippe Arrou-Vignod

Autre exercice littéraire, qui nous mène avec une lenteur extrême des Pyrénées à la Flandre : « La traversée de la France à la nage » (2013), de Pierre Patrolin, à lire comme une propédeutique de la lenteur, et de l’attention aux arbres, aux oiseaux, aux courants qui agitent ces rivières inlassablement parcourues :

« Dans « Waterlog. A Swimmer’s Journey Through Britain », l’environnementaliste britannique Roger Deakin célèbre le « wild swimming » et le contact sensoriel au monde naturel. Sans connaître l’oeuvre de Deakin, l’auteur français Pierre Patrolin a publié en 2012 sa « Traversée de la France à la nage », fictionnelle celle-ci. Une lecture croisée révèle que les deux livres articulent une même conception de la nage en eau libre comme activité manifestement subversive, qui s’oppose à la société de consommation numérisée et accélérée. La nage permet ainsi de rétablir le rapport corporel à la nature en activant tous les sens ; elle suscite un état de flux qui impose une certaine lenteur et immerge le nageur dans le moment présent et dans son environnement naturel. En se mouvant au ras de l’eau, le nageur voit se réduire sa perspective visuelle et renonce à la vue englobante qui est associée à la domination de la nature par l’homme. » Hannah Cornelus

Autre expérience, vécue celle-là, L’Etre Loire, descente en radeau de la Loire, conduit à de semblables lenteurs efficaces, à une forme de résonance, pour reprendre Rosa :

https://www.revue-openfield.net/2020/07/01/paysage-a-la-derive/

« Être poreux. Nous faisions corps avec Loire. Nous buvions Loire (filtrée au charbon), nous mangions du poisson de Loire, nous étions sur son territoire sans arrêt, nous pensions Loire, nous dessinions Loire, nous faisions corps avec Loire, nous étions Loire. »

Remonter les fleuves, mais aussi remonter le cours du temps, et de la théorie à la pratique,  ce sera pour le prochain numéro !

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