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Billet de blog 6 janvier 2025

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Trace 90-Lenteur 4

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La thèse de sociologie de Madeleine Sallustio : « À la recherche de l’écologie temporelle. De la multiplicité des temporalités comme cadre d’analyse des collectifs autogérés néo-paysans du Massif central. » (2020)

est avant tout un voyage dans le sud du Massif Central, à la rencontre de collectifs, essayant de développer en moyenne montagne  des formes de vie en dehors des « cadres temporels », sinon à la recherche de lenteur.

Sallustio cite le travail de W .Grossin : 

« William Grossin clarifie deux notions qui permettent de poser les bases conceptuelles nécessaires à une sociologie générale des temporalités : le cadre temporel et le milieu temporel. Le « cadre temporel », tout d’abord, définit les réglementations et les normes qui entourent les comportements réglés sur des instruments de mesure. Il est rigide, construit, et contraint les individus. Le « milieu temporel » est quant à lui défini par l’auteur comme un ensemble de temps qui s’entremêlent. Il comprend en son sein les « temps naturels » (astrologiques, biologiques,…), les temporalités inhérentes à des comportements d’animaux ou d’objets (ex. : le « temps de la machine »), les cadres temporels construits et tous les rythmes, durées ou échéances des temporalités qui découlent des pratiques sociales. »ES

Cet envers de la société en révèle l’endroit :

(Trace invisible, dévalorisé et permettant pourtant le bon fonctionnement de l’organisation sociale./…/

Ces volontés passionnelles et émancipatrices peuvent se résumer au souhait des acteurs à vivre des

« temps choisis », en opposition directe à une temporalité dominante présentée comme aliénante, contraignante et penchant vers une accélération du rythme de la vie sociale./…/

Il est inapproprié (par ailleurs) d’affirmer que la campagne implique d’emblée un rythme « plus lent », et la ville un rythme « plus rapide ».ES

On y obéit à d’autres temporalités : celle de la matière vivante.

« Le façonnement du pain possède, par ailleurs, une temporalité propre qui a trait à la montée du levain et au chauffage du four. La boulangerie est une des activités qui demande le plus l’usage de la montre et la précision des heures de démarrage et de fin d’activité. Le cas de la fabrication du fromage se soumet à des temporalités naturelles similaires. Encore plus que dans le cas du pain, la précision horaire est alors de mise. Il suffit en effet de dix minutes pour que le développement des ferments altère la texture ou le goût du fromage. »ES

Citant André Gorz :

« Le calcul comptable est la forme par excellence de la rationalisation réifiante. Il pose la quantité de travail par unité de produit en elle-même, abstraction faite de son vécu : du plaisir ou du déplaisir que ce travail me procure, de la qualité de l’effort qu’il demande, de mon rapport affectif, esthétique à la chose produite. Je cultiverai davantage d’oignons, de choux, de salades ou de fleurs selon le gain que j’en peux escompter. Mes activités seront décidées en fonction d’un calcul, sans que mes préférences, mes goûts aient à entrer en ligne de compte. J’accueillerai les innovations techniques qui augmentent le rendement de mon travail même si elles le technicisent, le soumettent à des impératifs rigides, le font ressembler à du travail à façon. » André Gorz

Faut-il retrouver la traction animale ? Ce sera l’objet de Traces 151. En attendant :

« Un deuxième exemple probant de réappropriation de pratiques rendues caduques par la révolution verte et réhabilitées dans une perspective d’alternative écologique est celui de l'usage de la traction animale. Dans de nombreuses vallées du Massif central, il est commun de retrouver des vestiges de terrassements en pierres sèches sur lesquels étaient organisées les différentes cultures. Ce système permettait d'exploiter des terrains en pente, de protéger les cultures de l'érosion, de la sécheresse et des dégâts causés par les pluies automnales (les « épisodes cévenols »). Les surfaces agricoles sont du coup morcelées et l'usage d'outils motorisés comme le tracteur est pratiquement impossible. Si les habitants locaux ont fini par abandonner l'agriculture étant donné la pénibilité du travail manuel, la nécessité d’un entretien constant de ces espaces et l'impossibilité d'améliorer la productivité agricole, les néo-paysans, eux, ont pris le parti de réinvestir ces types de cultures. » ES

Un entretien utile :

« On pourrait imaginer une sorte de cartographie alternative, un réseau. Tu as la France telle qu’elle est, et puis, tout un réseau qui se crée autour, enfin, dedans, dans plein d’endroits différents, à plein de niveaux. C’est une transition, c’est pas encore vraiment une alternative à la société, pour le moment on ne peut pas encore se passer de l’État, c’est comme un embryon qui est en train de germer, qui s’agrandit. Et plus il y a des gens qui voient ça, qui se rendent compte de ce qui se passe, qui se disent ‘ah ben tiens, moi j’aimerais bien faire la même chose donc j’aimerais bien rejoindre un projet, ou commencer un autre projet’. J’en vois plein tout le temps, des gens qui passent ici, qui ont une vie ‘normale’, et qui se disent ‘mais moi en fait, j’en ai marre d’être salarié, d’avoir 10 000 dettes pour vivre dans un appart’ pourri en ville… Je pourrais faire différemment, comme vous.’. » recueilli par ES

Ce qui apparait rétrograde est-il un chemin ? C’est ce que nous ne sommes pas seuls à penser :

« Par les expérimentations sociales (vie collective, mutualisme, autogestion, ouverture du cercle familial sur le collectif), agricoles (agriculture sans pétrole, démotorisation de l’outillage, multiplication et réflexion sur des variétés cultivées, association de plantes), économiques (gratuité, prix libre, monnaies locales, récupérations, recyclage), architecturales (habitat léger, construction en terre-paille), énergétiques (chauffage au bois, électricité photovoltaïque, économie d’énergie) et autres, les néo-paysans construisent en effet des perspectives d’avenir desquelles peuvent s’inspirer de nombreux acteurs sociaux. »ES

Vient le temps de la conclusion pour Sallustio, qui ne cache pas son estime pour les tentatives visitées, où elle a eu l’occasion de vivre, et de travailler :

« En incarnant et développant les conditions de réalisation d’une « éthique de l’existence postcapitaliste » les néo-paysans incarnent un projet de société qu’ils espèrent voir se généraliser. Réussir à faire exister ces modes de vie alternatifs est ainsi la condition de l’existence d’un rapport davantage optimiste à l’égard de l’avenir. C’est ainsi finalement l’horizon temporel centré sur le présent qui, loin d’être insaisissable, devient le « lieu de conjoncture de l’utopie », non seulement le moment de repli salvateur, mais aussi celui où tout reste possible. »ES

Ces lectures m’ont remis en mémoire ces 15 années, entre 1979 et 1994,  dans le vieux moulin de Montbrun-Bocage : voici des bouts du journal de 1980, entre charpente et funambulisme,  où la lenteur est partout présente :

« 11 mars - Comme la nuit est lente à venir. J’aimerais me mettre à l’unisson de cette lenteur, m’intégrer à ce rythme-là.

12 mars - Plus loin sur la route un cantonnier, lentement, se fabrique un balai de genets.

16 mars - J’ai mis le pantalon de charpentier. Aujourd’hui j’ai fait l’épure, mis les bois sur ligne, tracé les bois, taillé les bois, en essayant de faire le tout pour le mieux, lentement s’il fallait. Et j’y ai pris du plaisir.

19 avril-Sur le fil, mon exercice d’aujourd’hui a été : se faire le plus lent possible.

29 avril-Sur le fil, apprendre lentement, sans maitre, parce que c’est la découverte qui est intéressante, et non la chose découverte.

2 mai- Auprès des granges sont des murs. La terre s’y est appuyée, formant des terrasses. Les pierres qui les composent sont énormes. Quels hommes ont entassé là ces pierres ? Je les imagine : très forts, et aussi très lents, très calmes, et très violents.

4 mai -Le vent a jeté sur le fumier les pétales blancs du cerisier. J’ai rencontré Odile, qui est peintre sur icones. Elle m’a dit combien la lenteur, nécessaire pour ce travail, la mettait dans un état de calme singulier. Et m’a dit aussi la joie de préparer ses couleurs, de les pétrir, de toucher les bois, les apprêts, les métaux, les pierres, tous ses travaux sur la matière, ou jeux avec les matières.

5 mai- Recreusant le bief du moulin : Dans le canal où coule une eau boueuse, je fouille avec mes mains, à la recherche du trou, que j’obture de terre. Un crapaud énorme, gros comme un chat, s’avance lentement… »

La lenteur n’est ainsi à envisager pas seulement pour les déplacements, mais aussi dans la délibération, dans la contemplation bien sûr, dans la construction, dans l’alimentation, dans l’accès à l’eau, dans l’éducation, …devenant un concept central de ces Traces.

Pour ce qui est de la construction, nous retournons bientôt à la terre, au pisé, et aux briques de terre crue…procédés lents s’il en est.

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