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Billet de blog 6 mars 2025

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Trace 438-Paysannes et paysans 3

« L’agriculture industrielle n’est même pas capable de nourrir la population, car tel n’est pas son objectif. Des alternatives existent. Elles sont le fait de paysans, de peuples autochtones. Elles renouent avec des traditions millénaires qui font de l’agriculture industrielle une parenthèse malheureuse dans l’histoire de l’humanité. » Silvia Pérez-Vitoria

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Nous refermons ce triptyque avec le « MANIFESTE POUR UN XXI° SIECLE PAYSAN », de Silvia Pérez-Vitoria (2015)

L’ouvrage est dédié « Aux paysannes et paysans de demain »

INTRODUCTION

Comme Stan Neumann, Pérez-Vitoria déplore l’invisibilisation des paysans : « Pour les dirigeants, les élites urbaines, la majorité des intellectuels, les yeux rivés sur leur écran d’ordinateur, ne vivant qu’au rythme des investissements et des découvertes technologiques de la planète, les paysans et les paysannes sont invisibles. »

COLERES

Le constat est clair : « Des millions de gens sont déplacés, les guerres se multiplient. Pour une grande partie de la planète l’apocalypse est déjà là. Alors il faut être en colère… Après les semences, les gènes, la procréation, c’est l’ensemble de la nature qu’on envisage désormais de faire entrer dans les marchés. »

Nous avons déjà vu avec Hélène Tordjman (Trace 133) les dangers de la notion : « Le point de départ de cette approche est l’affirmation que la nature fournit des services, affublés du terme barbare de « services écosystémiques ». La marchandisation des processus naturels est présentée comme le moyen de préserver la biodiversité…. Or, ce sont précisément dans les régions où la biodiversité n’a ni valeur marchande ni propriétaire qu’elle a été le mieux conservée. »

Un exemple éloquent : « En principe le projet REDD devait permettre de lutter contre la déforestation. Mais sont comprises dans la procédure non seulement des forêts primaires mais aussi des plantations d’eucalyptus ou de palmiers à huile dont les conséquences écologiques sont désastreuses. »

Trace 167, il a déjà été question de l’accaparement des terres, aux conséquences dramatiques : « On assiste depuis une dizaine d’années à des « prises de terre » sur tous les continents. Généralement connues sous le nom d’accaparement, ces appropriations sont souvent le fait de capitaux extérieurs à l’agriculture. Le plus souvent cette appropriation s’accompagne de l’expulsion des habitants de ces terres… Exemples au Mali, au Mozambique… »

Accaparements chaque fois au détriment des cultures vivrières : « Dans la réalité, les paysans se voient confisquer les terres qui les nourrissaient. Celles-ci sont recherchées pour produire des agro-carburants, des cultures d’exportation ou à des fins simplement spéculatives. Elles réduiront d’autant l’autonomie alimentaire des pays concernés.

Autre danger : un sous-sol riche (l’exemple de l’Ukraine est aujourd’hui flagrant) :« Au Pérou, 45% des terres paysannes sont sous concession minière (or, argent, cuivre), ce qui représente 12,8 % du territoire national….En Indonésie, dans l’île de Bangka, les mines d’étain, matière première entrant dans la fabrication des smartphones, ont des effets dévastateurs. Selon Pius Ginting, des Amis de la Terre : « Les mines d’étain ont détérioré plus de 65% des forêts… »

La régression colonialiste menace : « Beaucoup de pays reviennent à l’état de fournisseurs de matières premières, propres aux ères coloniales. Eduardo Gudynas parle de « progressisme néo- extractiviste ». »

Le choix est urgent : « Il convient donc de parler d’un choix de société entre agriculture et industrie. On est au cœur de la question du développement. A terme faudra-t-il choisir entre manger un bout de pain et avoir un smartphone ? La planète est aujourd’hui devant une nouvelle donne. »

Dans une monoculture idéologique : « Pour les organismes internationaux, les instituts de recherche et pratiquement toutes les ONG, seule une production connectée au marché mondial permettra à l’agriculture de survivre et de se « développer ». »

« La dictature de l'échange quantifié colonise la vie quotidienne et la transforme en marché. » Vaneigem (Trace 434) : « La première question à se poser est celle de confier le prix de l’alimentation aux fluctuations d’un marché que personne ne maîtrise…Transformé en marchandise, l’aliment, qui n’est déjà plus  nourriture, devient une simple valeur d’échange. »

Dix ans plus tard, ces frontières sont d’actualité : « Le Mexique qui était autosuffisant en 1960 importe aujourd’hui près de 50% de son alimentation… Le traité de libre-échange signé avec le Canada et les Etats-Unis a éliminé deux millions de petits producteurs et trois cent mille paysans émigrent chaque année vers le voisin du Nord. »

« La modernisation agricole a signifié pour les paysans une perte d’autonomie. »

La question des semences est centrale : « On développe des semences hybrides ou des OGM de façon à rendre les paysans dépendants : ils seront obligés d’acheter, tous les ans, leurs semences, devenues propriétés des grandes firmes semencières. »

Visiter le site de GRAIN :  https://grain.org/fr/article/categories/540?page=2

Le phénomène est mondial : « Partout dans le monde les coups de boutoir contre les agricultures paysannes se poursuivent. Des paysans et des paysannes sont souvent obligés de fuir leurs territoires dévastés, d’autres n’arrivent plus à suivre entre normes et concurrence. »

IMPOSTURES

L’imposture de l’agriculture biologique : « Les fondateurs de l’agriculture biologique ont inscrit leur démarche dans des principes philosophiques et sociaux forts. Critique d’une science de laboratoire coupée de la réalité de terrain, valorisation des connaissances paysannes, nécessaire prise en compte des processus naturels, remise en cause du primat de l’économie et de l’argent sont quelques-unes des idées communes à ces penseurs et praticiens. Mais, progressivement, l’agriculture biologique s’est muée en un ensemble de techniques et s’est vue dépouillée de son contenu social. »

L’Atelier Paysan (Trace 222) rejoint ici l’autrice : « L’imposture réside dans le fait que l’on fait émerger un « nouveau » secteur agricole, profitable, dont les produits sont destinés à une clientèle relativement aisée. Alors même que les paysans qui ont maintenu, à travers les temps, des agricultures traditionnelles voient leur conditions de vie se dégrader et ne peuvent ni se nourrir, ni nourrir les populations qui les entourent. »

Et la faim subsiste : « La question de la faim ne trouve pas de solution malgré une augmentation considérable des quantités d’aliments produites depuis un siècle, la multiplication des circuits de transport et de distribution et une libéralisation sans précédent du commerce. C’est donc que les solutions ne se trouvent pas là. En revanche, on fait l’économie de s’interroger sur le modèle de production, de transformation et de distribution agricole qui est pourtant directement en cause. »

Avec 25% des terres, les petites fermes produisent 75 % de la nourriture : « L'autre élément frappant a été d’apprendre qu’aujourd'hui, les petites fermes disposent de moins d'un quart de la superficie agricole mondiale – voire moins d'un cinquième si l'on exclut la Chine et l'Inde du calcul. »

La  conclusion s’impose : « Il n’y aura pas de solutions si l’on ne redonne pas aux paysans et aux paysannes des terres pour produire leur nourriture et celle du reste de l’humanité. »

RUPTURES

Le développement comme seul horizon conduit à des aberrations : « Rappelons que pour les économistes, un pays « développé » est un pays sans paysan…La disparition des paysans est un signe de modernité.

Au nom du développement : « Les paysans se sont progressivement vus dépossédés de tout ce qui leur assurait une autonomie : savoirs, savoir-faire, techniques, semences, terres, eau… »

Quand, au niveau macro-économique : « Contrairement aux illusions qu’elles entretiennent, les politiques de développement ont surtout produit l’endettement des pays et la pauvreté. »

Associé avec durable, le mensonge est total : « A la conférence de Rio de 1992, le « développement durable » avancé par le rapport Brundtland devient l’ « habit neuf » dans lequel toutes les institutions se drapent…. Mais comme le montre l’exemple de l’agriculture, il s’agit d’un oxymore. »

Il y a urgence à rompre : « Rompre avec le développement, c’est refuser que des experts nous définissent nos besoins fondamentaux. L’éducation, la médecine, la nourriture peuvent être envisagées autrement, elles le sont d’ailleurs dans de nombreuses cultures et dans ces trois domaines, même au sein des sociétés occidentales, la rébellion s’organise. »

Manifestations, et élections récentes aux Chambres d’Agriculture démontrent, 10 ans plus tard que : « Pour le FNSEA, l’agro-écologie ne peut être « le retour au bon sens paysan », et d’énumérer les techniques nécessaires pour sa mise en œuvre comme les satellites ou les drones. »

Mais les scientifiques commencent à réviser leurs positions : « Obligés de reconnaître la pertinence de certaines techniques traditionnelles, longtemps dévalorisées et ignorées, agronomes et experts les présentent comme des nouveautés. C’est le cas du semis-direct, de l’association de cultures, de la protection des sols par couvert végétal, ou même de certaines techniques propres à l’agriculture biologique. »

Une découverte : « Boaventura de Sousa Santos propose une « épistémologie des connaissance absentes ». Il présente une « sociologie des absences » pour laquelle « ce qui n’existe pas est en réalité produit comme non existant, c’est-à-dire une alternative non crédible à ce qui existe ». Les savoirs et savoir-faire paysans entrent parfaitement dans cette vision… C’est vraisemblablement par la récupération de ces savoirs qu’on arrivera à imaginer un monde vivable. C’est ce que Boaventura de Sousa Santos appelle la « sociologie des émergences » qui ouvre vers d’autres possibles.

Voir ici : https://hal.science/hal-02474828/document : Une analyse de « Epistémologies du Sud » (2016), du sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos, que nous devrons lire un jour.

Comme première mesure, le boycott (les pays et les produits ne manquent pas) : « Les campagnes de boycott permettent de dépasser l’individualisme et l’isolement attachés à l’acte d’achat. »

DISSIDENCES

Le constat suivant est largement partagé par les auteurs lus ici : « Combien faudra-t-il de « crises », de guerres, de conférences internationales, de plans de réforme, de discours pour que l’on prenne conscience de l’impuissance de ceux qui prétendent apporter des solutions aux problèmes majeurs dans lesquels est enferrée la planète ? »

Impuissance, mauvaise volonté, ou bien cynisme ? De toute façon faire dissidence est ce qu’il nous reste : « Faire dissidence c’est d’abord se déconnecter du système dominant et retrouver des formes d’autonomie par la pensée, par les actes. »

Trois pistes pour retrouver des formes d’autonomie :

1.Sortir de la logique du marché : « La multiplication de nouvelles formes d’échange a pris de l’ampleur ces dernières années : AMAP, GAS en Italie,…Des femmes de paysans, qui étaient obligées de travailler à l’extérieur pour assurer la survie de la ferme, ont pu, grâce à ce système, revenir dans l’agriculture. »

  1. Récupération et transmission de savoirs et savoir-faire : « Ressusciter ces savoirs millénaires, les combiner avec de nouvelles connaissances, c’est ce à quoi travaillent tous les lieux d’échanges d’expériences et de savoirs alternatifs… Certaines de ces connaissances résident dans les mémoires des indigènes ou de paysans très âgés. Souvent ce sont les femmes qui les détenaient. Il faut les récupérer et les protéger. »

Les paysans ont de tout temps construit leurs connaissances sur le terrain, grâce à l’observation, la comparaison, l’échange, l’expérimentation.

3.Autonomie dans les processus de production : « C’est la pérennité des équilibres qui est recherchée et non le forçage. »

Où l’on retrouve les rébellions racontées par Stan Neumann (Trace 436)

PAYSANS REBELLES !

« Sommés de disparaître, les paysans ont entrepris un vaste travail de réflexion, d’analyse, d’organisation, de lutte sur tous les fronts qui les concernent. »

Exemple : « Créée en 1993, Via Campesina regroupe plus de deux cent millions de paysannes et paysans appartenant à 164 organisations situées dans 73 pays… La récupération de leur autonomie passe, pour les paysans, par la nécessité de s’affranchir des grandes firmes pour leurs semences et leurs intrants. Elle se construit aussi par des pratiques culturales faisant appel à des savoirs et savoir-faire propres. »

VERS DE NOUVELLES CONSTRUCTIONS SOCIALES

« Des exemples dans l’histoire montrent les résistances qui ont été pensées et élaborées pour échapper aux formes d’asservissement. »

CHIAPAS : « Ce que l’anthropologue mexicain a appelé les « régions de refuge » étaient des lieux difficiles d’accès (montagnes, jungles, déserts) vers lesquels sont allés des peuples pour échapper aux politiques d’intégration qu’on leur imposait.

ASIE DU SUD-EST : « James C. Scott étudie des « zones-refuges » situées en Asie du Sud-Est, dans une région désignée sous le nom de Zomia. »

Mots d’ordre des Zapatistes : liberté, autonomie, organisation et résistance.

BRESIL : « Le Mouvement des Sans Terre au Brésil : ils se réunissaient par groupe de douze familles gérant collectivement la vie quotidienne…. Actuellement il y a environ trois cent cinquante mille familles qui vivent sur les terres qui leur ont été distribuées. »

FRANCE : « En France, des territoires ont pu être « reconquis » au sens où des hommes et des femmes ont lutté pour leur donner une autre destinée que celle qui était programmée. Ce fut le cas, au Larzac, dans les années 1970… » (Voir Trace 357, avec Kristin Ross)

Toutes dissidences présentées ici comme l’unique alternative : « Peut-être, avec ces dissidences, est-on en présence des seules forces capables de reconstituer et de reconstruire des territoires viables et vivables. »

Au moment de conclure, Pérez-Vitoria plaide pour des paysanneries, seules aptes à nourri l’humanité : « L’agriculture industrielle n’est même pas capable de nourrir la population, car tel n’est pas son objectif. Des alternatives existent. Elles sont le fait de paysans, de peuples autochtones. Elles renouent avec des traditions millénaires qui font de l’agriculture industrielle une parenthèse malheureuse dans l’histoire de l’humanité. »

S’inscrivant en totale opposition aux processus en cours, sa conclusion nous va : « Il semble de plus en plus indispensable que les sociétés reconnaissent la place centrale qui devrait revenir aux paysanneries. »

Il a été question de Scott, que nous retrouverons bientôt.

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