jacques anglade

Abonné·e de Mediapart

245 Billets

0 Édition

Billet de blog 6 avril 2025

jacques anglade

Abonné·e de Mediapart

Carte 442-James Scott 2

Jane Jacobs : « Il faut beaucoup de discernement pour percevoir des systèmes compliqués d’ordre fonctionnel comme un ordre et non comme un chaos. »

jacques anglade

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Nous reprenons notre lecture de « L’ŒIL DE L’ETAT - MODERNISER, UNIFORMISER, DETRUIRE », de James C. Scott. Il fut question de forêts, comme modèle de mise en ordre, que l’auteur transpose maintenant dans le champ de l’urbanisme :

2 – VILLES, LANGUES, PEUPLES

La ville spontanée ne présente pas un ordre évident : « La cité médiévale présente l’aspect d’un certain désordre. Plus précisément, ces villes ne correspondent à aucune forme abstraite. »

Scott poursuit : « Dans le cas où les besoins liés à la défense nécessitaient la construction de murs d’enceinte … on peut retrouver à l’intérieur la trace de murs ... qui rappellent les anneaux de croissance d’un arbre. » C’est le cas de Paris (Traces 386 et 387), et Casperia (Trace 415)

Lors de la Trace 122, nous avons vu les villes européennes du début XVII° siècle : « L’organisation de Bruges en 1500 fonctionnait dans l’espace comme un dialecte difficile ou incompréhensible fonctionne sur le plan linguistique. »

Ces cartographies furent-elles un instrument de contrôle ? C’est la thèse de Scott : « L’illisibilité a été, et demeure, une ressource sûre d’autonomie politique. Faute de pouvoir remodeler complètement les villes afin de les rendre plus lisibles, les autorités étatiques entreprirent de cartographier les anciennes cités afin d’en faciliter le contrôle et d’y rendre plus aisé le maintien de l’ordre. »

Scott  voit dans les architectes de la Renaissance les ancêtres de Haussmann : « Les architectes Alberti et Palladio concevaient les principales avenues comme des artères militaires. »

Haussmann dont nous savons qu’il participa à la colonisation des Landes (Trace 170) retrace Paris avec la même méthode : « La logique qui sous-tendait la reconstruction de Paris ressemble à celle qui accompagna la transformation des anciennes forêts en forêts scientifiques pour les besoins d’une organisation fiscale unifiée. On retrouve la même insistance sur la simplification, la lisibilité, les lignes droites, la gestion centralisée et la perception synoptique de l’ensemble. »

Avec toutefois des objectifs un peu différents : « Au cœur des projets parisiens de Napoléon III et d’Hausmann se trouvait la sécurité militaire de l’Etat… Le rapporteur du projet de loi « disait tout net qu’il s’agissait d’une question d’ordre public », d’opérer une percée « dans le quartier des barricades ».

 Patronymes, langue, transports, le pouvoir central s’impose :

La création des patronymes est une autre tentative de mise en ordre : « Dans la Toscane du XV° siècle, seules les lignées très puissantes de propriétaires terriens (comme les Strozzi) portaient des noms de famille. »

Nommer, c’est pouvoir taxer à coup sûr : « Les pratiques étatiques d’attribution des noms, comme les pratiques cartographiques, étaient toujours associées à des formes de taxes… »

Les documents obligatoires prolifèrent, jusqu’aux derniers codes QR, que nous avons dû porter sans pouvoir connaître leur contenu : « La création de certificats de naissance et de décès, d’adresses spécifiques, de cartes d’identité, de passeports, de numéros de sécurité sociale, de photographies, d’empreintes digitales, et plus récemment, de profils ADN ont surpassé un instrument aussi grossier que le patronyme. »

Avec le décret instituant une langue officielle standardisée, disparaissent des mots, et des savoirs (Voir Trace 95) : « Il est difficile d’imaginer formule plus efficace afin de dévaluer instantanément les savoirs locaux et de privilégier dans le même temps tous ceux qui maîtrisent le code génétique officiel. »

La centralisation des transports impose, en France notamment, un rapport particulier à la capitale :

Eugen Weber : « Le système, construit pour servir le pouvoir central, avait forcément peu à voir avec les habitudes ou les besoins du peuple. »

Car : « Les bâtisseurs de l’Etat-nation moderne ne se contentent pas d’observer, de décrire et de cartographier, ils veulent donner une forme à un peuple et à un paysage correspondant à leurs techniques d’observation. »

Scott conclut ainsi le chapitre : « Les catégories employées par ces agents ne sont ainsi pas seulement des moyens de rendre leur environnement lisible : elles sont la musique officielle au son de laquelle la plus grande partie de la population est sommée de danser. »

 II-VISIONS TRANSFORMATRICES

3- LE HAUT-MODERNISME AUTORITAIRE

Scott voit dans l’urbanisme du XX° siècle une illustration des points suivants :

« Le premier est l’aspiration à ordonner administrativement la nature et la société…

Le deuxième est l’usage sans limite du pouvoir instrumental de l’Etat moderne…

Le troisième est une société civile affaiblie ou prostrée et incapable de s’opposer à ces plans. »

 Comme nous le verrons aussi dans notre prochaine lecture du livre d’Eric Lenoir et Fabrice Cavarretta : « Le jardin est l’une des tentatives de l’homme d’imposer à la nature ses propres principes d’ordre, d’utilité et de beauté. »

Principes que nous retrouvons à l’œuvre dans les projets haut-modernistes : « Les caractéristiques problématiques du haut-modernisme dérivent en grande partie de sa prétention à intervenir sur l’amélioration de la condition humaine avec l’autorité du savoir scientifique et de sa tendance à disqualifier les sources de jugement concurrentes… Les implications autoritaires et étatistes de cette vision sont limpides. »

 4-LA VILLE HAUT-MODERNISTE : UNE EXPERIENCE ET SA CRITIQUE.

 En exergue, on retrouve Italo Calvino : « Personne ne sait mieux que toi, sage Kublai, qu’il ne faut jamais confondre la ville avec le discours qui la décrit. »

L’aveu du Corbusier est ici stupéfiant : « J’ai fait des plans, avec de l’analyse, du calcul, de l’imagination, du lyrisme. Des plans prodigieusement vrais, indiscutables. Des plans prodigieusement effarants. Ils expriment la splendeur des temps modernes. »

Scott le prend pour cible : « Nous sommes a minima en présence ici d’une dictature du planificateur, et approchons a maxima le culte du pouvoir et de la volonté acharnée qui rappelle l’imaginaire fasciste. »

Les nombreuses démarches du Corbusier envers les dictateurs en sont la preuve : « Durant toute sa carrière, Le Corbusier eut bien conscience que ce type de planification urbaine en profondeur exigeait des mesures autoritaires. »

Par exemple, en 1933 (date funeste) : « Sur la page de titre de « La Ville radieuse », on trouve les mots : « Cet ouvrage est dédié à l’AUTORITE, Paris, mai 1933. » »

Ironiquement, cela ne marche pas toujours : « Les commissaires de Staline trouvèrent ses plans pour Moscou ainsi que son projet de palais des Soviets trop radicaux. »

Dernière remarque acide de Scott : « Là où Haussmann avait réussi à réaménager la ville baroque de l’absolutisme, Le Corbusier proposa de faire le vide et de remplacer le cœur de la ville d’Haussmann par un nouveau centre construit en pensant à la hiérarchie et au contrôle. »

 Scott est tout aussi féroce avec Lucio Costa : « Brasilia fut conçue de manière à éliminer la rue et les places comme lieux de vie publique… Dans une large mesure, Brasilia est à Sao Paulo ou à Rio ce que la foresterie scientifique est à la forêt non organisée. Les deux projets sont des simplifications très largement lisibles et planifiées conçues en sorte de créer un ordre efficace pouvant être contrôlé et dirigé par en haut. »

Visitant la ville en 1993, on m’y narra l’histoire d’une ville inachevée par suite de la dictature. Ce n’est pas l’avis de Scott pour qui il y eut défaut initial de conception.

Par la suite, Scott s’appuie sur le travail de Jane Jacobs, philosophe de l’urbanisme, déjà citée par Françoise Choay (Trace 404) :« Le livre de Jane Jacobs « Déclin et survie des grandes villes américaines » fut écrit en 1961 contre la vague de l’urbanisme moderniste et fonctionnel… Là où Le Corbusier « voit » sa ville d’abord depuis les airs, Jacobs aborde la sienne comme le ferait un piéton vaquant à ses activités quotidiennes. »

La notion d’ordre fonctionnel développée ici est intéressante : « Jane Jacobs : « Il faut beaucoup de discernement pour percevoir des systèmes compliqués d’ordre fonctionnel comme un ordre et non comme un chaos. » »

Son application est claire : « Alors que Le Corbusier partait d’un ordre architectural formel et en surplomb, Jacobs part de son côté d’un ordre social informel et par en bas. »

Où est la vie ? : « C’est le méli-mélo d’activités, de bâtiments et de gens – le désordre apparent qui fait si mal aux yeux du planificateur – qui selon Jacobs est signe de vitalité et de dynamisme. »

Le paradoxe, à mes yeux, des bastides (Traces 19, 20, 420, 421), est cette synthèse entre une forme fixe, et une participation de tous les habitants : Jacobs y pense-telle ici ? : « Une cité est capable d’apporter quelque chose à tout le monde si, et seulement si, tout le monde contribue à sa création. »

Parlant robustesse, on se rappellera Olivier Hamant opposant robustesse et performance (Trace 411): « Les quartiers robustes, comme les villes robustes, sont le produit de processus complexes qui ne peuvent pas être répliqués par le haut. »

Notre lecture se poursuivra avec les rêves d’industrialisation de l’agriculture…

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.