Parmi les techniques d’utilisation de la terre, celle du torchis, exposée dans les Traces 53 et 54, a ma faveur, pour les raisons développées alors. Ayant fait l’éloge de la lenteur, nous nous tournons à présent vers des techniques plus lentes…
Selon Patrice Doat, Hugo Houben, Hubert Guillaud, dans « Architecture de terre. Production du Pisé. » (1986), il faut compter un temps moyen de 15 h par m3, ce qui pour une maison de 100 m2, pour deux personnes, nécessitant 100 m2 de murs de 60 cm, faisant donc 60 m3, demande 900 heures de travail, soit 450 heures par personne… Disons trois mois de travail pour 4 murs. Nous passons 20% de notre budget dans le logement, c’est à dire environ 40 ans x 0,2 = 8 ans de travail à temps plein… ces trois mois ne sont pas finalement tant que cela.
Il sera donc d’abord ici question du pisé, en prenant appui sur l’exemple des maisons du Bhoutan. Ces techniques, le pisé surtout, retrouvent, et c’est heureux, un regain de ferveur. L’ouvrage de Dominique Gauzin Mueller, « Architecture en terre d’aujourd’hui » (2015) recense procédés et projets récents. On y décèle une volonté de s’affranchir du coût de la main d’œuvre, qui pénalise ces techniques dans un univers de concurrence. De là des tentatives d’adaptation de techniques à un univers, à une société. Les lourds moyens mis alors en œuvre ne nous conviennent pas : notre propos ici est autre : c’est, bien au contraire celui de voir surgir un autre type de société, qui devra s’adapter aux différents matériaux désormais utilisables, dont la terre. Ce qu’il faudra pétrir, et modeler, ce sera à la fois de la terre, et un monde. Une idée vieille de deux siècles, on le verra.
« Traditional Bhutanese Houses » (2010) est le livre résultant du voyage d‘étude d’étudiants japonais de l’Institut de Technologie de Chiba. Textes, et dessins sont empreints de l’enthousiasme des auteurs pour le pays, sa culture, et les types de construction de maisons traditionnelles :
Quelques notes de lecture :
« Les maisons traditionnelles sont construites à partir d’une construction composite de terre battue et de bois. La raison pour laquelle les maisons traditionnelles ont une forte verticalité est qu’il n’y a que de petits terrains plats car une grande partie du sol est en pente. (Ce sujet des pentes sera traité dans Traces 145)
De plus, la hauteur du bâtiment augmente le confort d’hiver.
Les maisons étudiées ici, nombreuses, ont deux ou trois cents ans.
Chaque maison, par suite des moussons abondantes, est recouverte d’un toit largement débordant.
Beaucoup des maisons ont deux ou trois niveaux. Les premiers niveaux sont en pisé, le dernier étant en structure bois. Le toit qui les surmonte crée un dernier niveau ouvert et couvert. » TBH
« Le premier niveau est dévolu au bétail. Les murs épais y offrent une bonne protection thermique. Durant le froid hiver Himalayen, la chaleur irradiée par les bêtes constitue comme un chauffage par le sol pour le premier niveau. Le second étage est le niveau de l’habitation proprement dite. Il n’y a pas d’escaliers extérieurs. Les escaliers intérieurs sont comme des échelles monolithiques creusées dans une seule pièce de bois. Même les octogénaires les empruntent, énergiquement. Le dernier niveau sert au séchage du foin, mais aussi du bœuf séché et des piments. » TBH
« Bien des villages du Bhoutan sont construits sur des terrains en pente forte. Architecture et agriculture sont fortement liées. Les parties habitées s’échelonnent entre 1000 et 3000 m d’altitude. Les maisons sont organisées en plan pour ne pas se couper mutuellement ni la brise, ni le soleil. La latitude du Bhoutan est voisine de 27°. L’été, le soleil y est très fort, ce qui explique l’existence du large double toit. L’épaisseur des murs, jusqu’à 80 cm, procure une grande inertie thermique, été comme hiver. Le jeu d’ouverture et de fermeture des volets de bois permet de réguler efficacement la température. »TBH
Sur le moment de construction proprement dit :
« Depuis la fin du 7ème siècle, les ancêtres présumés des Bhoutanais sont venus du Tibet. Ainsi l’influence de l’architecture de pisé tibétaine est lisible aujourd’hui. La terre est prise sur le site, ou dans les alentours immédiats. Des dames de bois sont utilisées pour compresser la terre dans des coffrages réutilisables. Ce travail est effectué par les femmes, qui l’accompagnent de leur chant. »TBH
Selon Patrice Doat, le chant est utilisé pour adresser aux hommes qui préparent le mélange des instructions, des ordres, ou peut-être aussi des moqueries, on l’imagine…
https://www.youtube.com/watch?v=gU2HUg7qgeY
« La largeur de 80 cm permet de se déplacer facilement en tête de mur. Les dameuses se déplacent donc en permanence sur la périphérie, tassant la terre. Du bambou, de la paille, et des cendres, sont aussi utilisées aujourd’hui, mais pas dans les maisons traditionnelles. Les constructions de pisé résistent bien aux tremblements de terre, ainsi qu’au passage du temps. Les murs massifs de terre sont surmontés de parties faites d’un torchis avec terre sur lattis de bambou. » TBH
Les visiteurs japonais sont impressionnés par le coté antisismique comme par le coté thermique des maisons : « L’hygrométrie du bâtiment est régulée par les épaisses parois qui absorbent et restituent l’humidité….La terre est également présente dans les planchers. » TBH
Avec le temps, les murs des maisons abandonnées retournent à la nature.» TBH
Comme les maisons des Pygmées et des indiens d’Amazonie …(Traces 85 et 86)
Plus près de nous, François Cointeraux (1740- 1830) est à la fois un des ré-introducteurs de la technique en France, et quelqu’un qui a saisi le lien entre technique et société, tentant d’échafauder des utopies sociales. On lit, dans « Les grandes figures du patrimoine régional Rhône-Alpes François Cointeraux (1740-1830) pionnier de la construction moderne en pisé » Hubert Guillaud (1998) :
« L'apport de Cointeraux ne doit pas être recherché dans le caractère innovant du propos, mais davantage dans l'attitude de l'homme, véritable militant actif et déterminé à promouvoir une architecture rurale de meilleure qualité, plus durable, plus saine, plus économique, plus accessible et donnant toute son énergie à cette cause. »HG
« Il diffusait lui-même ses écrits ou son discours théorique par voie de conférences multiples et par les réseaux autorisés et officiels des académies et sociétés scientifiques, littéraires ou artistiques de son époque, mais surtout, il créait une école d'architecture rurale avec des terrains et des ateliers où il expérimentait, démontrait, imaginait et promouvait tout un ensemble de modèles constructifs et architecturaux qui allaient séduire d'autres architectes de son époque et un large public. » HG
L’essai recense ainsi de nombreux échos à l’oeuvre de Cointeraux, partout dans le monde.
En complément, « Le Pisé de François Cointeraux (1740-1830) : la terre pour utopie », de Laurent Baridon (2010) s’attache à développer les visées sociales, et même utopiques de Cointeraux :
« Il pensait que son pisé pouvait contribuer efficacement à changer l’habitat, la ville et même la société.
Son procédé devait rendre la construction accessible à tous, tant par la facilité de sa mise en œuvre que par son économie. Son usage devait amener le bonheur de l’humanité. Bien qu’il s’en défendît, Cointeraux promut une forme d’utopie fondée sur la construction, l’agriculture et la technique. Elle trouve son unité dans le paradigme de la compression.
L’hygiène fait selon lui également partie des bénéfices de l’utilisation du pisé. Il décrivit le laboureur, entre ses murs de terre, bien à l’abri des excès de chaleur ou de froid, dans des conditions qui fortifient sa santé. » LB
Comme au Bhoutan, hommes et bêtes vivent dans la même maison :
« La fonctionnalité faisait également partie de ses préoccupations. Ainsi, dans son projet de ferme idéale, il imaginait des étables dans lesquelles les laboureurs dormiraient juste au-dessus des bêtes dont ils ont la charge. » LB
« Il voulait libérer l’homme du souci d’être « sans cesse poursuivi par deux besoins pressants, celui de sa nourriture et celui de son abri ou logement ». Cette pensée se défendait d’être une utopie parce qu’elle se voulait réalisable, en terre et sur terre. Elle participait pourtant de la naissance des utopies sociales. Elle entendait fonder sa validité sur un imaginaire scientifique de la terre, planète et matériau, mère nourricière universelle dont les principes devraient être suivis par l’homme parce qu’ils ressortissent à une écologie globale, de l’alimentation au confort, en passant par la santé et la salubrité. »LB
Cointeraux invente aussi la crécise : une presse en bois destinée à fabriquer des briques de pisé, des pierres artificielles, ou tout autre matériau devant être pressé.
« Ainsi se formaient les murs monolithes ou se comprimaient les blocs qui servaient à la construction des murs comme des voûtes, grâce à la crécise… » LB
Ce qui nous amène aux briques de terre crue, et aux adobes, dont il sera question dans le prochain texte …