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Billet de blog 7 janvier 2025

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Trace 92-Toucher terre 6

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Si le pisé est apparu il y a seulement 3000 ans, l’adobe fut utilisé pour la construction de la plus ancienne ville connue, Çatal Höyük, en Anatolie, au VIIe millénaire avant Jésus Christ.

De nos jours, elle est encore utilisée en Afrique, sous le nom de banco. Les photos montrent la construction d’une école au Mali, en 2002. Les briques sont moulées à la main, sur un sol sablonneux, permettant leur enlèvement après séchage. Les mains ont laissé la trace de leur habileté, et de leur peine. Le reportage suivant a été tourné dans une région voisine.

https://www.youtube.com/watch?v=T7ASiiw4Rh8

Photos et reportage sont assez éloquents sur la quantité d’énergie humaine nécessaire, et sur la pénibilité des positions de travail. Comment fabriquer ces briques de banco de manière moins pénible, sachant qu’elles représentent par ailleurs une forme d’idéal, en matière d’économie de moyens ? C’est ici ma question.

Le livre de Dominique Gauzin-Muller, « Architecture en terre d’aujourd’hui » (2015) recense le procédé, et on y voit que la terre est toujours aussi basse, depuis près de 10 000 ans…

Certes, on peut imaginer un chantier participatif, et c’est une bonne idée :

https://www.messein.fr/a497-ccmm-chantier-participatif-de-la-terre-crue.html

Mais la terre y est toujours aussi basse. Il faut s’y agenouiller. (Et « Ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux », dirait La Boétie), ou bien se plier en deux comme les femmes africaines, qui ne manquent pas de souligner comme tout ceci est fatigant. Oui.

Ne pas proposer de faire ce qui pour nous serait pénible, difficile, voire impossible : voilà il me semble une règle salutaire.

Pour donner un exemple de la quantité de travail, de la répartition possible des tâches, et de la relative efficacité du procédé : « Martin Sauvage calcule, de manière convaincante, qu'il a fallu 1500 ouvriers (dont 87 mouleurs, 1090 maçons et 404 porteurs) pendant 330 jours pour bâtir la ziggurat de Babylone. Si l'on y ajoute en particulier la préparation de la terre à bâtir, le travail des nattes de roseaux, des poutres de bois pour le chaînage, du mortier et du bitume ainsi que l'intendance, on peut considérer qu'il a fallu un an environ (seulement !) pour construire un monument qui a tant frappé les imaginations qu'il est devenu dans la Bible le symbole de la démesure des hommes. » CC

« Ainsi, l'idée de construire des murs avec des blocs de terre préfabriqués semble correspondre à un phénomène de convergence technique en des lieux différents, lié sans doute, d'une façon générale, à la sédentarisation. On retrouve ce processus indépendamment sur différents sites que l'on peut dater du Khiamien en Palestine (vers 10000-9000 av. J.-C. en dates calibrées), un peu plus tard à Ganj Darehet Ali Kosh (vers 8000 av. J.-C.) dans le Zagros. Il se caractérise par une grande diversité de forme et de taille de briques et par de nombreuses innovations, souvent sans lendemain (briques à empreintes de doigts, béton de marne compactée, briques à tenons et mortaises). »CC

Corinne Castel, in C.R. de lecture de : Martin Sauvage, « La brique et sa mise en œuvre en Mésopotamie. Des origines à l'époque achéménide », (1998).

Nous retrouverons l’adobe oriental, dès la Trace 95, dans la fabrication des badgirs.

Technique éminemment liée à l’agriculture que celle des briques crues, comme le rappelle ce texte :

« Claude Besson, auteur d’un ouvrage sur la commune du Tâtre, se souvient de ces journées de travail, et de la terre. Cette «terre massoune » qui durcissait avec le soleil et que les anciens travaillaient durement dans les champs. « Les anciens, qui savaient reconnaître cette terre "venante", l’extrayaient avec des piocs (pioche comprenant deux ou trois dents courtes) et la portaient chez eux à l’aide d’un tombereau. On mélangeait la terre avec de la paille et on coulait cette pâte épaisse entre des planches ». Cette technique dite de la «tappe», permettait d’ériger des murs épais pyramidaux, très larges à la base et plus étroits à l’extrémité haute. »Sud-Ouest , 5 octobre 2011.

Nombreuses sont les recherches sur l’histoire, et sur le patrimoine en briques de terre crue, présent aussi en France ou en Italie. On n’en finirait pas de les citer tous. Je n’ai pas trouvé en revanche, malgré de longues heures, trace de recherches sur l’amélioration des conditions de travail, hormis celles conduisant à des machines, bien sûr, mais qui d’une part ne sont pas à la portée de tous, et qui d’autre part nous font retrouver le chemin des dépenses d’énergie électrique ou thermique… 

Il semble que cette technique de fabrication de briques d’adobe ait été inventée en même temps que  la sédentarisation (voir plus haut) et l’agriculture : la houe crée des mottes, qui ont beaucoup à voir, dans certains terrains, avec nos briques. L’époque de la sédentarisation a été étudiée par James C. Scott, dans « Homo domesticus » (2019).

La position agenouillée fait de Michael Pollan, cité par Scott, « l’esclave de ses légumes », car « le voilà à genoux, en train de désherber, fertiliser, démêler, protéger, et en général, d’adapter l’environnement immédiat à l’horizon utopique de ses plants. » JCS, dans le chapitre bien nommé « Autodomestication ».

De fait, toujours selon Scott, « Si l’on veut savoir si une femme décédée il y a neuf mille ans vivait dans une communauté sédentaire cultivant des céréales ou dans une bande vivant de la cueillette, il suffit d’examiner les os de son dos, de ses orteils et de ses genoux. Dans les villages céréaliers, les femmes ont les orteils recroquevillés et les genoux déformés typiques de personnes passant de longues heures agenouillées à moudre du grain en se balançant d’avant en arrière. » JCS ….Les femmes, bien sûr !

Voilà donc longtemps que cela dure, comme certaines dominations masculines, certaines structures étatiques, d’ailleurs. Mais excellente occasion de se débarrasser des trois à la fois, non ?

Si, par ailleurs, les technologies « low-tech » ont connu un rejet massif, n’est-ce pas aussi du fait de leur concomitance avec un ordre social injuste ? Même si l’ordre social qui préside aujourd’hui à cette ère de la panne, qui a succédé à celle de la peine, n’est guère plus juste, on devrait continuer à s’interroger sur une amélioration possible de l’ergonomie, quel que soit le degré d’avancement de la technologie, low ou high-tech. Si l’on sait que travailler assis devant un ordinateur n’est pas fameux, est-il possible de fabriquer sans trop de peine des briques de terre crue ?

J’ai essayé quant à moi, mon dos se faisant raide, et mes genoux fragiles, de ménager l’un et les autres dans une proposition, illustrée ci-dessous : l’idée serait de travailler debout, dans une fosse servant également à mélanger les ingrédients et les protégeant d’un séchage trop rapide : ce ne devrait pas être la matière qui dicte son rythme…

Les briques sont formées sur un plateau de bois, muni de raidisseurs et de bretelles, et saupoudré de sable. Les raidisseurs de sous-tension permettent une surface rectiligne avec un faible poids. Les plateaux servent ensuite au transport des briques vers l’aire de séchage et de stockage, couverte si possible, puis pour le transport et le levage des briques, une fois sèches, vers le chantier et les maçons, avec de simples chèvres.

Cette proposition ne prétend certes pas résoudre toutes les difficultés, mettant fin miraculeusement à 10 000 ans de souffrance, (et de soumission ?). Mais elle indique une direction de recherche. Chacun sait que les soi-disant « low-tech » sont en général l’aboutissement très ingénieux d’améliorations, faites au cours des millénaires, à des techniques, ou à des gestes. Continuons donc, si possible, en ne nous arrêtant jamais de penser à cela même que nous faisons : ce texte, comme les autres d’ailleurs, est un appel à participer, pour aller ensemble, y compris dans la boue, vers un raffinement de simplicité.

Nous avons cité dans les Traces 91, consacrées au pisé, François Cointeraux, dont le souci perpétuel  fut d’améliorer conditions de vie et de travail. Il aimait à lier architecture et agriculture en un seul mot :

« Il faut donc bien situer la jeunesse et la formation d'esprit de François Cointeraux très attiré par l'agriculture et l'architecture rurale et fondateur du concept "d'Agritecture", dans ce mouvement des idées qui reflète quelques-unes des grandes préoccupations de la civilisation illuministe. » Hubert Guillaud.

Voilà qui fait de Cointeraux un des ancêtres des Cités-jardins, où nous mèneront les prochaines pages …

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