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Billet de blog 7 février 2025

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Trace 142-Eloge de l'ombre 1

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Chaque fois que, dans un monastère de Kyôto ou de Nara, l’on me montre le chemin des lieux d’aisance construits à la manière de jadis, semi-obscurs et pourtant d’une propreté méticuleuse, je ressens intensément la qualité rare de l’architecture japonaise. Un pavillon de thé est un endroit plaisant, je le veux bien, mais des lieux d’aisance de style japonais, voilà qui est conçu véritablement pour la paix de l’esprit. Toujours à l’écart du bâtiment principal, ils sont disposés à l’abri d’un bosquet d’où vous parvient une odeur de vert feuillage et de mousse ; après avoir, pour s’y rendre, suivi une galerie couverte, accroupi dans la pénombre, baigné dans la lumière douce des shôji et plongé dans ses rêveries, l’on éprouve, à contempler le spectacle du jardin qui s’étend sous la fenêtre, une émotion qu’il est impossible de décrire. Au nombre des agréments de l’existence, le Maître Sôséki comptait, paraît-il, le fait d’aller chaque matin se soulager, tout en précisant que c’était une satisfaction d’ordre essentiellement physiologique ; or, il n’est, pour apprécier pleinement cet agrément, d’endroit plus adéquat que des lieux d’aisance de style japonais d’où l’on peut, à l’abri de murs tout simples, à la surface nette, contempler l’azur du ciel et le vert du feuillage.…Lorsque je me trouve en pareil endroit, il me plaît d’entendre tomber une pluie douce et régulière. Et cela tout particulièrement dans ces constructions propres aux provinces orientales, où l’on a ménagé, au ras du plancher, des ouvertures étroites et longues pour chasser les balayures, de telle sorte que l’on peut entendre, tout proche, le bruit apaisant des gouttes qui, tombant du bord de l’auvent ou des feuilles d’arbre, éclaboussent le pied des lanternes de pierre, imprègnent la mousse des dalles avant que ne les éponge le sol. En vérité ces lieux conviennent au cri des insectes, au chant des oiseaux, aux nuits de lune aussi ; c’est l’endroit le mieux fait pour goûter la poignante mélancolie des choses en chacune des quatre saisons, et les ancien poètes de haïkaï ont dû trouver là des thèmes innombrables. Aussi n’est-il pas impossible de prétendre que c’est dans la construction des lieux d’aisance que l’architecture japonaise atteint aux sommets du raffinement. » Tanizaki Jun’Ichirô “Eloge de l’ombre” (1933).

Parlons caca et pipi, aurais-je pu dire aussi, pour présenter ces deux textes, puisqu’il semble que cela devienne plus aisé, d’en parler, de cette aisance-là  (drôle de mot qui désigne la richesse, et aussi le sentiment de soulagement accompagnant la chose ignoble), à suivre un récent article du Monde : https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2022/04/09/les-choses-bougent-du-cote-du-caca-et-si-parler-de-nos-excrements-n-etait-plus-tabou_6121325_4500055.html

Pour rester au Japon, Wim Wenders prépare un nouveau film sur le "Tokyo Toilet art project", un projet de rénovation urbaine dans le cadre duquel des architectes de renom ont transformé 17 lieux d’aisance plutôt ternes de l’arrondissement de Shibuya en œuvres d’art. De belles toilettes en vérité, cela vaut le voyage…

https://chroniques-architecture.com/au-japon-les-toilettes-publiques-ne-se-cachent-pas/

Mais ici, il s’agit, rappelons-le, de trouver comment construire pour  accueillir, dans des communautés autonomes, et aussi d’épargner terre et eau, dans un monde sans cesse plus chaud et par endroits, plus sec.

 Il n’est que d’avoir été en 1993 dans certains quartiers de Rio de Janeiro, ou en 2001 à Bamako, pour réaliser qu’il n’est de ville digne de ce nom qu’une fois installés des dispositifs pour évacuer nos rejets quotidiens. Combien de morts annuelles, du choléra, et autres, sont occasionnés soit par l’absence de tout réseau, soit par un défaut de conception, ou d’entretien ? Plus de 400 000 par an, selon l’OMS, dont 300 000 enfants…

Dès les Traces 7 et 8, il était question des réseaux d’assainissement installés à El  Kowm, il y a 8500 ans, ou à Mari. Cette question d’assainissement est liée, comme le rappelle Marc-André Selosse, (Traces 118) à l’impasse que représente l’usage des engrais chimiques, russes ou pas. Elle est aussi liée avec la capacité de stocker de l’eau sous terre (voir Traces 83).

Je suis comme tous, j’appuie sur le bouton de la chasse, et ciao ! Comme il existe un tri des déchets, il y a des stations d’épuration, et fin de l’histoire… J’ai beau avoir entendu, à l’école  d’hydraulique où je suis passé, que les stations d’épuration concentrent les problèmes, plus que de les résoudre, j’y pense peu, au caca, et à son sort. Penchons-nous sur la question, en faisant encore un tour dans le passé, avant d’examiner dans un second temps les solutions contemporaines.

Dans « Le système de collecte des eaux usées. Les Romains n’ont rien inventé. » (2018) Cyrille Harpet, inventorie : « Les travaux des archéologues apportent de précieuses informations quant à l’aménagement des villes des temps anciens. A l’encontre de l’idée selon laquelle la cité de Rome aurait la première à construire des édifices et des constructions relatives à l’hygiène urbaine, les fouilles d’anciennes cités d’Orient, du proche et Moyen-Orient révèlent des installations étonnantes. Les fouilles de la cité turque de Chatal Hüyük (VIe millénaire avant J.C.) ont permis d’exhumer des dépotoirs publics couverts de cendres des fours pour éviter le dégagement d’odeurs nauséabondes. Les principales villes de l’empire Sumer (IVe millénaire avant J.C.) sont pourvues d’un système d’irrigation et d’évacuation des eaux usées équivalent à un immense réseau d’égout parcourant les villes de Basse Mésopotamie. Les villes du bassin de l’Indus en Orient (traversant l’Inde), en particulier Mohenjo-Daro (le Mont des Morts, dans l’actuel Pakistan), où reposent les vestiges de l’une des plus grandes cités de l'âge du bronze indien, jusqu’à Harappa, étaient aussi équipées vers 2 500 av JC. d’un réseau d’égout. Le déversement des eaux-vannes s’effectuait dans l’Indus. Et dès la conception des habitations, était prévu un degré de pente pour les équipements sanitaires, salles de bain et lavoirs, avec couverture de dalles et une rigole longeant le mur obturé débouchant sur l’égout de la rue. »CH

Le modèle dominant du tout à l’égout n’est ni de partout, ni pour toujours : 54% de la population mondiale seulement y a accès… Par contre l’utilisation comme engrais ne date pas d’hier : « Par ailleurs, le modèle du « tout par l’eau » ou du « tout à l’égout » n’est pas universel : sur la vallée du Nil, les Egyptiens avaient adopté le transport des matières fécales à l’aide d’amphores en argile plutôt que des réseaux d’assainissement. Le tout devait être ramassé régulièrement puis utilisé comme engrais pour l’agriculture. » CH

Le dernier exemple sous-entend une société où des esclaves accomplissent des tâches assez ingrates, à moins d’employer l’eau, en quantité, et au mépris de la santé du fleuve : « Rome ne devait inaugurer son célèbre réseau du plus grand cloaque urbain de l’empire, la Cloaca Maxima, qu’en 300 avant J.C., soit près de quatre cent ans après la date légendaire de la fondation de Rome par Romulus. Cette immense tranchée à ciel ouvert aboutissait à un collecteur principal et se déversait dans le Tibre. » CH

Ces réseaux, qui servaient également pour évacuer les eaux pluviales, étaient répandus partout : « L’assainissement urbain dans l’Antiquité, que ce soit à Babylone, Ninive, Syracuse ou Rome, était majoritairement fondé sur la canalisation des eaux pour débarrasser les lieux des effluents. L’eau est le principal vecteur d’évacuation des eaux usées, fèces et autres déchets. Et l’histoire de l’urbanisme montrera une expansion de systèmes hydrauliques installés en surface (la voirie) et en sous-sol (les égouts). » CH

Parvenons au moyen-âge :« A Paris, le premier égout de surface fut construit en 1374, égout à ciel ouvert identique à ceux des villes médiévales. Ces systèmes rudimentaires d’égouts et d’adduction d’eau devenaient rapidement inutilisables dès que des ordures y étaient jetées, ce qui fut strictement interdit par d’innombrables arrêtés municipaux au Moyen Age. Au 14e siècle, les règlements parisiens obligeaient les habitants à nettoyer les rues devant la porte de leur maison et à transporter « les boues et immondices aux champs », donc hors de la ville, et à leurs frais. » CH

Enfin, Harpet remet justement en question les grands réseaux actuels : « Ainsi pour ne prendre que l’exemple de la Chine, les installations de digesteurs d’excrétas dans les villages rurales directement connectés avec des latrines et bâtiments d’élevage, assurent la fourniture énergétique des foyers en biogaz. Et ce depuis plus d’un siècle. Aux systèmes d’assainissement « par voies d’eau » et par grands collecteurs viennent progressivement s’ajouter ou se substituer des systèmes « secs » et en réseaux pour valoriser les matières organiques.

 Les grands réseaux unitaires et séparatifs des eaux (eaux usées et eaux pluviales), historiquement implantés dans les villes anciennes d’Europe, contreviennent au fonctionnement des écosystèmes (rejets de polluants dans l’environnement), obligent à des coûts d’investissement et de maintenance élevés. Le modèle qui a ainsi prévalu et qui aura mis un siècle et demi à se mettre en place en Europe semble difficile à développer rapidement dans des villes en pleine explosion démographique. Aussi est-ce un modèle hérité qui est à revisiter à l’heure du processus d’urbanisation mondiale. » CH

Nous verrons bientôt les alternatives à ces réseaux.

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