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Billet de blog 7 mars 2025

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Trace 178-Improviser 1

« MIEUX VAUT IMPROVISER QUE PREVOIR LE PIRE » Bernard Lubat

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« MIEUX VAUT IMPROVISER QUE PREVOIR LE PIRE » Bernard Lubat

Que vient faire l’improvisation dans cette enquête ? Planifier dans un monde aussi instable devient proprement impossible. Ayant banni toute structure pré-conçue pour ce qui doit advenir, ces structures qui nous enferment vite dans des goulags (Trace 17), et pensant nécessaire de substituer à celles existantes, branlantes et obsolètes, d’autres, à inventer ensemble, il nous faudra bien improviser. Ce qui requiert, comme tout, un apprentissage. Comme on peut le voir, par ailleurs, ce parcours même est depuis plus de deux ans une longue improvisation, sur le thème « Le Monde, mode d’emploi. » Au temps où, bon gré mal gré, océans, banquises, sécheresses, déluges, … sortent de la partition écrite, ce serait folie que de continuer à suivre la nôtre, qu’elle soit écrite par d’autres, ou par nous. Se risquer en dehors, voilà le sujet.

1982 : En ce temps-là, mes dieux s’appelaient Michel Portal et Louis Sclavis. J’aspirais à les rejoindre, passant par le tunnel noir ébène d’une clarinette. J’acquis « L’improvisation musicale » (1981), de Denis Levaillant, musicien et philosophe, pour mieux savoir comment, quoi, où …  Où ? Uzeste était le centre du monde, le lieu du pèlerinage chez Lubat. Nous entendrons d’abord les musiciens : Portal et Sclavis, puis ce sera une lecture du livre de Denis Levaillant, avant de conclure à Uzeste avec Lubat, vu par Fabien Granjon . Dans une seconde page, nous retrouverons Yves Citton, qui nous parla d’attention (Trace 112), puis Luc Gwadzinski et Olivier Soubeyran, enfin François Zaïdan, pour traiter de l’improvisation en politique.

PORTAL :

« Pour moi l’improvisation est avant tout un besoin de liberté d’action, de spontanéité, d’inconnu. C’est aussi une technique de composition : à chaque seconde, éliminer des quantités de possibles. »

« Moi, j'ai toujours adoré qu'on me donne et que je donne. En tant que clarinettiste, j'aime donner par la sensibilité de mon souffle, je donne des ondes et j'espère les recevoir en retour. »

« L'anxiété, je la guéris avec le fond de ce que ce joue : j'ai envie que ça s'épanouisse, avec ce que je joue. Je me guéris avec la musique. »

SCLAVIS :

« Il serait dangereux de préméditer les choses, parce qu’on est alors dans une fausse improvisation et ça s’entend. Il faut donc simultanément l’idée du langage et le langage. La spontanéité seule n’a pas de sens, on ne peut pas l’isoler. La spontanéité « en soi » n’a aucun intérêt, elle sous-entend « pureté », « naïveté ». S’agit-il de la spontanéité d’une idée ? Une idée doit être développée, travaillée, et là, on n’est plus dans la spontanéité, on est dans l’improvisation.

« L’IMPROVISATION MUSICALE – ESSAI SUR LA PUISSANCE DU JEU » (1981-réédition 1996), de Denis Levaillant : extraits :

Liberté, à affronter : « Qu’est l’improvisation sinon le choix de la liberté contre la structure ; et cette liberté n’est-elle pas une attitude dans la vie, philosophique, politique ? »DL

D’erreur, point, mais le faux existe : « L’improvisateur agit par propositions. Et il ne saurait faire erreur, dans la mesure où l’erreur n’existe que quand le sens est antérieur aux faits...Tamia : « Je dis « c’est faux » quand la phrase est dévitalisée, quand le son n’a pas de support, quand la personne finalement est en-dehors d’elle-même. »

Improvisation collective ? Une forêt : « Dans une haute forêt, un même vent provoque des mouvements perpétuellement variés, et d’intensités parfois extrêmement opposes ; chaque tronc peut bouger de façon imperceptible ou violente et les hautes branches se toucher, s’éloigner, s’agiter dans de multiples directions. Il n’y a pas d’évolution ni de stagnation, et pas de lois visibles de ces très fines interdépendances, juste une intuition très forte de la variété des mouvements d’un même état. La musique, ainsi, peut traverser l’espace d’un groupe, de façon irréversible. » DL

La peur, toujours présente : « C. Carlson : … bien peu de gens comprennent l’improvisation : ils ont peur, sans doute, peur d’oser, d’oser ouvrir, c’est une peur de l’intérieur. »

La rage aussi : « Lester Bowie : Vous avez entendu beaucoup de musique, mais vous n’avez jamais entendu toute celle que nous pourrions faire s’il ne fallait pas sans cesse nous battre – une musique inimaginable aujourd’hui, une musique qui pourrait changer la vie. »

Le rapport à l’écrit ? : « Une fois encore, la musique improvisée apparaît ici comme le révélateur le plus intransigeant de cet immense continent refoulé par le discours. »

Une cascade : « La musique improvisée coule, fluctue, insaisissable, sans profit…. La musique nouvelle est animale, végétale, cristalline. Elle est microscopique et gigantesque. »

« IMPROVISATION ET PARRESIA : DES PRATIQUES POLITIQUES DE SOI » (2017) de  Fabien Granjon : extraits en vrac d’interviews à Uzeste : (c’est moi qui ai souligné certains passages)

(Nota : « parrêsia » : c’est quand un dire-vrai ouvre pour celui qui l'énonce un espace de risque)

« L’AGIR IMPROVISE EST AUSSI CE PAR QUOI SE FORGE UN SUJET POLITIQUE, lequel ne saurait seulement se résumer à l’individualité idiosyncrasique qui se trouve pourtant à son fondement. L’improvisation se présente ainsi comme une « éduc’action » qui fait de l’agir-­ensemble la clé essentielle de la subjectivation et de la construction politiques (Tassin).

« IL FAUT BEAUCOUP IMPROVISER POUR DEVENIR LIBRE. Ne jamais inventer le même parcours entre des pierres posées. La liberté, on ne la gagne pas, on l’affronte. C’est un exercice qui t’oblige à être au maximum de tes capacités et des capacités ça se travaille : travailler l’instrument certes, mais surtout autre chose : travailler l’histoire, se comprendre, comprendre les autres dans un même mouvement » (F. Vieira, avril 2016).

L’exigence « improvisatoire » est ainsi « mouvement perpétuel d’échanges » (Quan Ninh ), un rapport à l’altérité. En cela, elle est proche de celles que définit Glissant s’agissant de la Relation et de la créolisation (2009) (Voir Traces59 et 60) , lesquelles relèvent de l’éthique, c’est-à-dire de la manière d’être et d’agir avec les autres. L’improvisation, c’est l’art de la relation. Une relation qui permet d’affronter son propre soi tout en étant avec les oreilles et les yeux avec les autres et de proposer à l’autre, toi, tout en écoutant ce que les autres ont à te proposer. C’est d’être dans cette relation de jouer ses différences. L’IMPROVISATION N’EST PAS TANT LA LIBERTE, QUE LA LIBERATION DE SOI. C’est une révolution personnelle jouissive qui libère et fait jouir. (F. Vieira, avril 2016)

L’improvisation est politique dans cette idée de ne pas faire ce qui est attendu, dans un cadre attendu qui sort le risque, l’imprévu et la poésie du faire. Improviser, c’est un engagement où tu laisses rien de toi en route, où tu emmènes tout de toi, même ton ombre. (L. Duthilleul, avril 2015)

L’improvisation, ça permet la rencontre. C’est une ouverture phénoménale à soi et aux autres en essayant d’être prêt à tout, c’est travailler sa capacité à rebondir en musique, mais dans la vie aussi évidemment. La musique, ça construit bien sûr des musiciens, mais aussi des artistes, des personnes pensantes, des humains entiers et complets. C’est une porte d’entrée sur le monde et c’est une façon d’être au monde avec d’autres. (Jules Rousseau, bassiste de la Compagnie Lubat, avril 2016)

C’est là où il est politique, dans sa manière de te montrer qu’il faut t’inventer, oser être ce que tu n’es pas encore. (J. Chao, avril 2016)

L’improvisation a ça de jouissif qu’elle est une transgression des règles, mais elle n’ignore pas les règles. LE POLITIQUE ÇA DEVRAIT ETRE ÇA : ETABLIR DES REGLES POUR CADRER LE COMMUN, MAIS AUSSI ETRE EN MESURE D’IMPROVISER SUR CES REGLES, DE METTRE CES REGLES EN MARCHE. Et c’est par l’improvisation que la chose devient possible. La musique, c’est un endroit où ce type de choses se joue : un rythme commence, il est une proposition, tu peux aller avec, tu peux aller contre, tu peux transgresser la règle, mais il faut que la musique continue à se tenir. Un politique idéal, ce serait la même chose. (F. Vieira, avril 2016)

À Uzeste, on rêve l’irruption de sujets politiques imprévisibles, on travaille même à les faire émerger en « dissipant les “passions tristes” (Spinoza), [en composant] des rapports neufs avec le monde, de joie, de jeu, d’émulation, d’amour » (Moussaron), en portant haut les principes de la Relation et de ses incertitudes, en accordant « l’imaginaire de l’imprévisible avec les nécessités du faire et de l’agir » (Glissant, Philosophie), EN TENTANT DE PENSER CE QUI POURRAIT ETRE DECRIT COMME UN PLURIVERSALISME, c’est-à-dire l’existence « d’un monde où de nombreux mondes aient leur place » (Garcia) et nous garderaient « d’être persuadés d’une essence ou d’être raidis dans des exclusives » (Glissant, Traité). » FG

On le voit, parlant musique, nous avons parlé politique, et ainsi rejoint ce qui nous tient à cœur depuis le début. Bientôt, parlant politique, on parlera musique. En attendant, pratiquez !

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