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Billet de blog 7 mars 2025

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Trace 179-Improviser 2

"Apprendre à regarder nos réalités sociales à travers le prisme des politiques improvistes plutôt qu’à travers celui de la rivalité compétitive : voilà peut-être l’une des clés qui décidera de notre avenir en tant qu’espèce… » Yves Citton

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Continuons notre parcours sur le thème de l’improvisation : Yves Citton, philosophe et musicien, dans « Politiques improvistes » (2018), introduit, en suivant Lawrence ‘Butch’ Morris, des nuances dans les différentes modalités de l’improvisation collective : extraits :

«  Mieux comprendre la nature du geste de l’improviste pourrait nous aider à surmonter quelques-unes des impasses actuelles de la modernité. Cela pourrait aussi, incidemment, nous aider à concevoir et à pratiquer d’autres formes de politiques, des « politiques improvistes », qui traceraient une tierce voie entre la démence programmée par la finance du trading à haute fréquence et la fausse spontanéité suicidaire des gesticulations populistes.

L’improvisation est le prix à payer pour notre état ontologique d’Im-Providence, en même temps que la bouée de sauvetage nous permettant de flotter à travers les rets du contrôle. Marginale, minoritaire, erratique, indisciplinée : elle constitue tout à la fois le contrepoison et le rempart aux fantasmes de surveillance et de centralisation.

Si nous avions dans nos bagages tous les outils adéquats pour faire face à tout imprévu, il ne serait jamais besoin d’improviser. C’est parce que nos provisions sont limitées que nous devons improviser.

Il serait pourtant tout aussi juste d’affirmer que l’improvisation est fille du luxe. Autant que par manque des provisions qui auraient tout déjà donné pour bien faire, on improvise souvent par soif de faire davantage que répéter les mêmes recettes : pour améliorer l’existant. Il ne suffit toutefois pas de vouloir mieux et plus, il faut encore pouvoir s’écarter de ce qui a été programmé.

C’est une technique sans cesse appelée à se déborder elle-même, en direction d’un art de la surprise dont l’horizon est autant artistique qu’artisanal.

Une formule  est lancée par Laurence ‘Butch’ Morris : l’improvisation est « une affaire de risque, non de hasard ». Là où la notion de hasard nous plonge dans une posture passive et largement impuissante au sein d’un monde de rencontres aléatoires et incontrôlables, celle de risque en appelle à une attitude active de prudence, d’anticipation attentive et d’intelligence tactique.

La véritable maîtrise se mesure aux risques qu’elle sait prendre, non aux hasards dont elle ne saurait se protéger.

Les sociétés humaines peuvent être considérées comme tramées par des superpositions de visées communes de diverses échelles, depuis la survie globale de l’espèce humaine sur la planète Terre jusqu’au désir singulier de telle artiste cherchant par tous les moyens à réaliser et à faire connaître son œuvre, en passant par les ouvriers syndiqués pour défendre leur emploi contre une décision de fermeture d’usine.

Ces tâtonnements orientés par une finalité commune tendent bien entendu, en retour, à reconditionner celle-ci : les tournants et tournures particulières qu’aura exigés la mise en place de comportements inédits conduira les participants à préciser, redéfinir, voire réorienter leur visée originale.

L’une des vertus principales des processus d’improvisation (musicale et autre) est précisément de mettre en jeu une aspiration commune qui n’est ni nécessairement (« naturellement ») donnée, ni purement abstraite. L’ensemble est tout à la fois une précondition nécessaire de l’entreprise, et son résultat le plus précieux et le plus fragile. C’est cet ensemble éminemment problématique mais néanmoins fondateur que nous aident à penser les politiques improvistes.

La visée commune affirmée par Lawrence ‘Butch’ Morris indique clairement que la supériorité verticale attribuée au conducteur a pour but d’augmenter en parallèle la singularisation de chaque participant et la consistance de l’ensemble qu’il forme avec les autres. » YC

S’appuyant sur la proposition de Morris, Citton conclut : « Ni une planification rigide, ni un spontanéisme désorienté ne sauraient être à la hauteur des défis du présent, c’est une banalité que de le rappeler…Les vertus politiques de la réflexion sur les conditions de l’improvisation musicale tiennent à bien autre chose qu’à la neutralisation facile de l’opposition entre le programmé et le spontané. » YC

L’improvisation, comme lieu de lutte contre l’esprit de compétition dont nous souffrons : « Ce que fait sentir à l’évidence toute performance collective de musique improvisée – sauf dans quelques cas rarissimes où l’expérience tourne au plus mal – c’est  à quel point la compétition, si elle apparaît, est seconde et dérivée par rapport à cette vérité première et proprement fondatrice qu’est la collaboration…. Apprendre à regarder nos réalités sociales à travers le prisme des politiques improvistes plutôt qu’à travers celui de la rivalité compétitive : voilà peut-être l’une des clés qui décidera de notre avenir en tant qu’espèce… » YC

A l’heure où  la « planification écologique » est évoquée de toute part, Luc Gwiazdzinski, Olivier Soubeyran, géographes, opposent planification et improvisation : « L’art de l’improvisation dans les mondes en mouvement » (2018) :« La notion d’ « improvisation », cette figure désormais à la mode inspirée de la musique , cette attitude et cette pratique que l’on aurait vite fait d’identifier comme l’idéale adaptation en temps réel aux mutations en cours dans un « monde liquide » (Bauman, 2000), en l’opposant à celles rigides issues de la modernité, voire d’ériger en modèle pour « agir dans un monde incertain » n’est sans doute pas aussi facile à transférer au territoire et au pilotage des mondes qui viennent, qu’il n’y paraît.

En somme, nous serions alors exactement dans le schéma inverse de la modernité aménagiste. L’improvisation devrait être au centre de ce qui guide l’action et la demande obsessionnelle de prédictibilité signerait  l’incompétence du planificateur.

Une telle ambition n’est pas facile à tenir. Le risque de banalisation de la notion est réel. Après tout, n’importe quel planificateur vous confirmera que les modèles de planification ne se plaquent jamais tels quels. Il y a toujours une part d’ajustement, d’adaptation, où les solutions ne sont pas dans les livres et donc « d’improvisation ». Dans ce cas, l’imaginaire planificateur des années soixante métabolise l’improvisation et en réduit la portée.

L’autre risque n’est pas un risque de banalisation mais d’insertion de la notion dans une perspective néolibérale de l’Etat, de nouveaux modèles de gestion des entreprises tournés vers la gestion par projet, la flexibilité, la créativité et eux-mêmes vus comme modèles pour penser l’organisation des territoires et leur gestion… Ce serait ainsi faire injure au jazzman improvisateur, qui au bout d’années d’apprentissage, de pratique d’exercices tirés de méthodes d’improvisation variées et nombreuses, tente le passage de l’improvisation individuelle à une tout autre difficulté qu’est l’improvisation collective, cherche à développer l’art de l’écoute, à profiter de la surprise pour en faire une ressource, pour enfin « s’attendre à l’inattendu », « se préparer à l’impréparation ». »LGOS

Concluant sur la possibilité ET la difficulté de l’improvisation :« Il est  possible selon nous de développer un champ de réflexion sur l’improvisation comme discipline de l’action en aménagement et ce dans un contexte de mutation de la pensée aménagiste. Il faut  équiper cette réflexion pour à la fois la nourrir, la consolider et la protéger de ce qui pourrait la mettre en danger… Plus généralement, l’improvisation donne prise aux utopies concrètes et aux différentes formes d’engagements qui s’y expérimentent. C’est ce que cherche à capter et analyser Guillaume Faburel par sa notion de « communs territoriaux ». (Faburel rencontré Trace 123).

À l’heure où la rhétorique de la « co-construction », de « l’expertise partagée », deviennent les maîtres mots de la conduite de projet en aménagement, la métaphore du chef d’orchestre fondatrice pour l’urbanisme et l’aménagement semble frappée d’obsolescence. Nous avons voulu indiquer que le travail de substitution par l’improvisation était possible, enthousiasmant, mais restait en grande partie à faire. » LGOS

De « Transindividuation et individuation collective : une exploration à travers l’improvisation libre et la rythmanalyse » (2016) de François Zaïdan, musicien  nous livrerons ce court extrait de sa thèse en sciences de la communication : « La peur rend l’identique, la répétition et la reproduction véritablement attrayantes. Se réfugier dans les terrains connus de mondes musicaux déjà auscultés mille et une fois, dans les citations d’idoles et dans les médiocres pastiches serait assurément astucieux pour pallier à cette insistante frayeur immanente à l’improvisation libre. Elle semble bel et bien être son pharmakon dans la mesure où LA PEUR EST A LA FOIS LA CURE ET LE POISON DE CETTE PRATIQUE MUSICALE. D’une part, elle en est la cure car elle permet l’émergence bénéfique de cette pratique. IL S’AGIT DE CONCEVOIR LA PEUR COMME TREMPLIN permettant à l’improvisateur de tenter ou de risquer des propositions sonores, de jouer sur les lignes de fuite, sur la puissance qui permet un devenir en commun. D’autre part, la peur peut être conçue comme le poison de l’improvisation libre, comme ce qui favorise le retour à des habitudes, à des clichés et à des pastiches dont l’accès peut paraître attrayant pour pallier à l’exigence de confronter ses propres limites et de négocier avec ce qui est proposé par les autres improvisateurs en présence. » FZ

Il a beaucoup été question ici de risque, d’angoisse, de peur, tantôt pour dire la peur que suscitait le moment de l’improvisation, tantôt (Portal) pour souligner son rôle thérapeutique contre l’angoisse. Nous parlerons de peurs.

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