C’est à « Sagesse des lianes – Cosmopoétique du refuge 1 » (2021), ce bel essai de Dénétem Touam Bona , que nous devons ce détour par les lianes. Nous y viendrons dans la prochaine Trace : Ivresse, tristesse, sagesse, sont au programme.
IVRESSE
Les lianes, à la taxonomie indécise, sont présentes depuis longtemps dans cette recherche, qu’elles commencent à coloniser, subrepticement : nous les avons vues croître dans les forêts en libre évolution, Trace 56. Ici, à Lucques, elles ont envahi les bois laissés à eux-mêmes depuis 60 ans environ.
Les vignes, rencontrées Traces 170 et 171, sont des lianes, comme en témoignent leurs vrilles : elles peuvent grimper jusqu’à quinze mètres, ici en Italie. : https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/agriculture/italie-dans-les-vignes-suspendues-des-numeroso_4753621.html
Si l’un des objectifs aujourd’hui est de stocker l’eau, ou plutôt de la ralentir, et de réanimer son cycle (voir Trace 162 avec Emma Haziza), un sol vivant est notre plus belle citerne naturelle,
https://afac-agroforesteries.fr/wp-content/uploads/2017/06/Fiche-agroforesterie-et-viticulture.pdf
et les vignes peuvent y contribuer activement :
https://www.terredevins.com/actualites/portrait-alain-malard-et-la-permaculture-dans-les-vignes
« 1800 mètres de noues seront installées à l’automne sur trois terrasses pour répartir, infiltrer et stocker l’eau et enfin évacuer les excédents. Des keylines adaptées au relief ont été réalisées sur chacune des terrasses. Une noue récupérera en bas de la parcelle les excédents d’eau pour créer un autre écosystème.». Alain Malard
Déjà, nous avions vu dans les terrasses (Trace 95), comment une légère noue en amont des murs pouvait ralentir l’écoulement, et favoriser l’infiltration de l’eau. Bref, la vigne nous sauve du feu, nous sert à accumuler l’eau, et nous abreuve aussi de vin. Le houblon aussi est une liane, si on préfère la bière :https://www.zoom-nature.fr/et-hop-le-houblon-une-liane-sauvage/
TRISTESSE
Liane et langue ont ceci de commun, de pouvoir être la meilleure et la pire des choses.
Anna Tsing, (voir Traces 99,100, 189,190) encore elle, dans « Proliférations » (2022), nous dira comment le balaran, dans des forêts maltraitées, peut devenir redoutable.
Anna Tsing, comme l’écrit Isabelle Stengers dans la préface, nous a enseigné « comment vivre dans les ruines du capitalisme », délivrant un message jusque-là sinon optimiste, du moins tonique. Elle se révèle ici un peu découragée par les « êtres redoutables » qu’engendrent tous les déséquilibres par nous créés :
DE NOUVEAUX MONDES SAUVAGES, tel est le titre de la réflexion de Tsing, évoquant l’homme mauvais démiurge. La thématique du monde colonial, épris d’ordre, mais créant le désordre, nous la retrouverons avec Dénétem Touam Bona : « Autrefois, les explorateurs, les pionniers et les ingénieurs coloniaux imaginaient le « sauvage » comme un terrain échappant à leur contrôle impérial. Cependant, en s’efforçant de conquérir ce terrain pour leurs propres fins, ils ont encouragé une foule de forces incontrôlables. Les infrastructures qu’ils ont contribué à concevoir et à mettre en place ont nourri d’effrayantes manières d’être, qui se sont répandues et dispersées bien au-delà de leur contrôle. Au sein de ces nouveaux mondes sauvages, les habitants de la Terre ont perdu l’habitude de vivre avec les autres, et se sont mis à faire des ravages dans des écologies jusqu’ici viables. » AT
A la source, mépris, ignorance, et avidité, comme souvent : « Que faut-il pour qu’une plante, un animal ou un champignon indigène abandonne ses habitudes de compagnonnage et en vienne à se frayer un chemin de destruction dans le paysage ? La réponse est simple – même si les moyens d’y remédier sont difficiles à imaginer dans le cadre des normes actuelles de progrès et de civilisation. Par leur mépris des effets plus qu’humains, les projets de paysage impériaux et industriels ont modifié le terrain des relations inter-espèces, favorisant l’émergence de nouveaux mondes sauvages. » AT
Chez les Meratus du livre « Friction », une liane peu appréciée, parmi tant d’autres précieuses, s’impose : « J’ai rencontré pour la première fois la Merremia peltata, une liane ligneuse de la famille des ipomées, lorsque je vivais avec des habitants de la forêt tropicale à Bornéo, en Indonésie. Le BALARAN, comme l’appellent les locaux, a des feuilles énormes –de la taille d’un visage humain … Dans la forêt de Bornéo, elle cohabite avec de nombreuses autres lianes ligneuses qui rampent le long des troncs d’arbres pour atteindre la lumière et étaler leurs feuilles dans la canopée. Mais contrairement aux nombreuses autres espèces de lianes qui leur fournissent de l’eau, des fruits ou des médicaments, le peuple dayak Meratus avec lequel j’ai vécu n’avait pas accordé d’attention particulière à la balaran. » AT
Certains modes d’exploitation par coupes rases, pratiqués partout, et en Europe de plus en plus, sont triplement destructeurs : flore, faune, sols, et bien sûrs humains indigènes : « Cependant, lorsque l’exploitation forestière commerciale a touché les forêts, tout a changé. Les société d’exploitation forestière ont creusé des routes et abattu les arbres, exposant des collines entières à une lumière soudaine. La terre arable s’est déversée dans les cours d’eau tandis que les collines se sont retrouvées dépouillées de toute matière organique. Une plante – et vraiment une seule – s’est emparée de ces nouveaux espaces lumineux : la balaran. » AT
« La balaran s’accroche autour des troncs morts ou mourants et avance ainsi en rampant le long des collines. Les arbres vivants qui ont miraculeusement résisté à l’exploitation forestière et à l’érosion qui s’en est suivie ont été étouffés par la balaran. » AT
« La balaran étouffe la vie future des forêts, créant une monoculture durable. » AT
La comparaison avec les modes locaux de culture sur brûlis est accablante : « Dans un village, par exemple, l’exploitation forestière a cessé en 2008, mais les collines exploitées sont toujours entièrement recouvertes de balaran, et la forêt ne repousse pratiquement pas. En revanche, après dix ans, les anciens jardins indigènes ont, quant à eux, des arbres de la circonférence d’une jambe humaine. » AT
Et ailleurs ? Même tableau : « Aux Raja Ampat, la balaran est appelée tali susu, « vigne de lait » , en raison de la sève blanche qu’elle exsude lorsqu’elle est coupée. C’est une plante grimpante ordinaire dans la forêt, m’ont dit les habitants, et elle ne cause aucun problème tant que la forêt est intacte ou interrompue par de petits jardins. Seuls les actes de déforestation massive font de cette plante un monstre écologique, un collaborateur de la destruction des paysages habitables. » AT
Même si aux Samoa, les paysans ont trouvé à la liane un usage : « Selon les biologistes indonésiens, la Merremia suit ce qu’ils appellent la « fragmentation de la forêt »…. Une fois que la Merremia est établie, expliquent-ils, la biodiversité s’effondre. Pourtant, il y a aussi de spécialistes qui défendent la Merremia. Dans le village samoan étudié par William Kirkham, les hommes cultivant le taro à des fins commerciales apprécient la Merremia parce qu’elle fait de l’ombre aux adventices qu’ils devaient autrefois éliminer. » AT
On peut imaginer pire hélas : « Selon Kirkham, la croissance robuste de la Merremia empêche l’incursion d’autres adventices plus terribles encore. » AT
Ailleurs Merremia est appelée BIG LIF : « Il y a également des endroits dans le Pacifique où les locaux n’aiment pas la Merremia. Au Vanuatu (voir Trace 102), une initiative communautaire a mené a mené une lutte acharnée contre la liane, appelée ici BIG LIF : « La big lif couvre tous les arbres de la brousse » a déclaré le chef Solomon Tavue. Les villageois étaient particulièrement préoccupés par le fait que les châtaigniers d’Australie étaient étouffés par le big lif, alors que ces arbres offrent une récolte financièrement rentable. » AT
Les paysans lui ont mené la vie dure : « A mesure que les grandes lianes se desséchaient [après une lutte pied à pied qui n’a rien de biologique, il faut le dire], les oiseaux sont rapidement revenus dans la forêt. » AT
Tsing conclue : « Il n’est donc pas impossible de vaincre le big lif, mais c’est une sacrée dose de travail : après avoir franchi un point de bascule, il n’est pas facile du tout de ramener les écologies locales vers leur équilibre antérieur. » AT
Nous sommes « intentionnellement inattentifs » : « Si l’Anthropocène est cette époque où les perturbations humaines sont devenues la force la plus dangereuse sur Terre, ces nouveaux mondes sauvages en sont un élément clé. Il nous incombe non seulement d’en apprendre davantage à leur sujet, mais aussi de ressentir les terreurs et les trahisons qu’ils renferment. Quand je regarde la Merremia, je me sens recouverte et étouffée par son rideau. Mais exterminer la Merremia ne fait qu’effleurer le problème. Si ce n’était pas la Merremia, ce serait une autre plante grimpante. Ce n’est pas la plante que je tiens pour responsable. Ce sont les pratiques industrielles et impériales, intentionnellement inattentives, qui ont créé la possibilité de ces nouveaux mondes sauvages. Peut-on changer cela ? A vous de me le dire. » AT
Dénétem Touam Bona nous parlera de la « sagesse des lianes ». Son texte ne contredira pas celui d’Anna Tsing, qui a parlé de la folie des hommes.