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Billet de blog 7 avril 2025

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Trace 200-Lianes 2

« Je vois dans les lianes – en tant que figuration des plantes et des biomes alliés  -  les esprits auxiliaires des luttes pionnières des « indigènes » contre la marchandisation intégrale du vivant et l’uniformisation des modes d’existence. » Denetem Touam Bona

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« Sagesse des lianes - Cosmopoétique du refuge 1 », (2021) de  Démétem Touam Bona, n’est pas un ouvrage de botanique. Dès l’exergue,  nous en sommes prévenus : « Être poète, de nos jours, c’est vouloir de toutes ses forces, de toute son âme et de toute sa chair, face aux fusils, face à l’argent qui devient lui aussi un fusil, et surtout face à la vérité reçue sur laquelle nous, poètes, avons une autorisation de pisser, qu’aucun visage de la réalité humaine ne soit poussé sous le silence de l’histoire. » Sony Tabou Lansi

Les lianes sont vues ici comme une  protection : « Les forêts tropicales offrent rarement des points de vue dégagés et, une fois qu’on y pénètre,  le champ de vision se réduit brutalement, tant l’espace est strié par la profusion des végétaux et de formes indécises. Les peuples furtifs qui y vivent recourent à l’ouïe davantage qu’à la vue, ils évoluent dans un monde de correspondances où le roucoulement d’un batara révèle le passage d’un tapir, où la mélodie d’un merle cacao signale la présence de fruits mombins. C’est dans cette logique musicale que puise ce texte qui, à l’image d’une liane, par ses tours et détours, entrelace des éléments hétérogènes. » DTB

Lianes amies des clairières (T197 et 198) du marronnage, lianes maudites par les colons : « Du sein de ces eaux croupissantes et malsaines, s'élèvent des forêts aussi anciennes que le monde et tellement embarrassées de lianes que l'homme le plus fort et le plus intrépide ne saurait y pénétrer » Abbé Raynal . De fait : « Des Caraïbes  à la Papouasie, l’enchevêtrement inextricable des lianes entrave la pénétration coloniale. »DTB

Collaborateur de l’Institut du Tout-Monde, dédié à l’œuvre d’Édouard Glissant, (voir Traces  59 et 60 ), Denetem Tuam Bona centre son texte sur le marronnage, ces esclaves qui fuyaient et constituaient en forêt des communautés libres : « Si j’ai choisi la liane comme motif principal et plante-totem de cet essai… c’est d’abord pour rendre hommage au lyannaj (du créole lyan, « liane ») des archipels de Martinique et de Guadeloupe : des pratiques de solidarité et de résistance qui s’inscrivent dans l’expérience historique du marronnage – les arts de la fugue des esclavagisés. » DTB

 Rappel : il y a encore 500 millions environ d’esclaves dans le monde, et la moitié sont des enfants.

Le sous-titre évoque une cosmopoétique : « A travers l’entrelacs des lianes, il s’agit , également, de penser l’enchevêtrement des agentivités : l’ « intra-action » des humains et autres vivants, des milieux de vie, des artefacts, des images/…/ C’est d’abord à travers les rêves que nous « réalisons » que nous ne pouvons vivre qu’en relation avec d’autres intelligences terrestres. « Cosmopoétique » désigne ce dialogue obscur, tissé de métaphores et de gestes imprévus, que nous entretenons, dans des moments privilégiés, avec l’ensemble de ce qui vibre. » DTB

Arracher la liane des mains de Tarzan, tel est le projet : « La protection de l’environnement, [en Afrique depuis 1925], dont Tarzan constitue la figure héroïque, a pour envers, sous les tropiques et dans d’autres régions « sauvages », la dépossession et la déshumanisation de communautés entières, alors même que les modes de vie de ces dernières sont indispensables à la viabilité des dits « environnements ». » DTB  (Voir Traces 203 à venir)

Nous avons à rompre avec ces imaginaires : « Trancher les fils d’un imaginaire toxique n’est pas si facile : Accéder à la sagesse des lianes suppose de patiemment démêler les fils, de dénouer la bêtise à laquelle nous, autant qu’elles, avons été associés. » DTB

Touam Bona proclame le droit à l’opacité : « Le droit à l’opacité que proclame Edouard Glissant s’inscrit, également, dans l’art du camouflage et de la disparition pratiqué par les « nègres marrons ». Si la carte est l’instrument d’une domestication du territoire, alors vivre dans l’ombre – dans le blanc des cartes- c’est, dans certaines circonstances, s’enfouir dans l’humus d’une terre indomptée : faire corps avec elle au point de s’y fondre. Bien qu’ils soient les grands oubliés des projets cartographiques en Guyane, les Businenge ne se présenteront jamais comme les victimes d’une « invisibilisation »…. Dans leur cas, vivre dans le blanc des cartes, c’est s’extirper délibérément de la carte des blancs. » DTB

Le marronnage, c’est aussi un « Art de la fugue », inspiré par les lianes : « Le Tembé, la sculpture des Businenge, est sans doute l’une des plus belles expressions plastiques de la dimension créatrice du subterfuge (du latin subter fugere , « fuir par en-dessous » ) : aujourd’hui encore, le marronnage s’y poursuit dans les entrelacs du bois sculpté. La fugue, en tant que principe rythmique de cryptage et de variation, s’inscrit directement dans le creux d’un plat à vanner, sur la tête d’une pagaie ou sur l’assise d’un banc. Comme autant de lianes, les rubans de bois tournent, plongent, ressurgissent par-dessus, par-dessous les uns les autres, offrant ainsi au regard l’épreuve du vertige. » DTB

La liane amie et refuge : « Les lianes figurent la composition d’un treillis végétal offrant une couverture et un refuge aux sorcières et hérétiques, aux nègres marrons et cangaceiros, aux zapatistes et zadistes, à toutes les communautés dissidentes qui se défient de l’emprise de l’état et du capital. /…/La prolifération des lianes, c’est l’équivalent végétal de la prolifération des têtes de l’Hydre : une figuration concrète du caractère inextinguible des résistances en mode mineur. » DTB

Se référant à l’étymologie : « La dynamique du lyannaj est d’allier et de rallier, de lier, relier et relayer tout ce qui se trouvait désolidarisé. » Institut du Tout-Monde

Littré relie la liane aux colonies : « Nom donné, dans toutes les colonies françaises, à un très grand nombre de plantes sarmenteuses ou grimpantes, sans y spécifier aucun genre ni espèce, dont plusieurs servent de cordes ou de liens, se lient entre elles et s'attachent aux arbres. » EL (1873)

Quand Touam Bona parle d’alliées : « En créole, lyann, c’est ce qui permet de faire cercle, de faire corps ensemble, mais aussi d’encercler les dominants par une fine trame de conjurations continuelles./…/  En Guadeloupe et en Martinique, l’expression lyannaj évoque les puissances de la forêt avec lesquelles on s’allie dans tout mouvement de réexistence. » DTB

J’aime le lyrisme de Touam Bona !  « La liane, ne disposant pas de tronc, son échappée vers les cieux n’est possible que parce qu’elle s’appuie sur les autres, parce qu’elle se mêle aux autres, tout en les entremêlant. La liane n’est finalement rien d’autre que cette course vers la lumière, qui s’élance de la chair humide et opaque des sous-bois pour rejoindre le drapé d’émeraude de la canopée. L’écheveau aérien des lianes, tout comme le lacis souterrain des racines et du mycélium font de la forêt une toile mouvante et métamorphe, au regard de laquelle nos réseaux cybernétiques et nos « intelligences artificielles » ne sont que de pâles approximations. » DTB

Une conclusion pourrait être : « Je vois dans les lianes – en tant que figuration des plantes et des biomes alliés  -  les esprits auxiliaires des luttes pionnières des « indigènes » contre la marchandisation intégrale du vivant et l’uniformisation des modes d’existence. »

Ce qui évoque  « Nous ne sommes pas seuls. Politique des soulèvements terrestres »  (2021) de Léna Balaud et Antoine Chopot (Trace 97).

Les revues « Contretemps », et « Terrestres », ont livré d’intéressantes interviews de l’auteur :

https://www.contretemps.eu/sagesse-lianes-entretien-denetem-touam-bona/

« Pour moi, la liane n’est qu’une figuration parmi d’autres de ce que j’appelle la fugue. Passer par la liane plutôt que par la fugue permet de montrer de façon plus explicite le lien entre la thématique du marronnage et de l’écologie. La figure de la liane, je la pense davantage comme une divinité farceuse. Biologiquement, à la différence d’une espèce comme la fougère, la liane peut regrouper des conifères, des vignes, une multitude de familles végétales qui n’ont pas grand-chose à voir, à part leur mode de propagation, grimpante ou rampante, ou leur dimension filaire ou textile par exemple. Le fait de ne pas disposer de tronc les amène à toujours développer des tactiques d’accrochage complexe. Elles peuvent passer par des torsions, se distordre autour d’autres supports. Elles relaient et relient, et participent ainsi à la structuration d’un monde forestier. À la différence du rhizome qu’on ne voit pas, une liane comme le ficus étrangleur rend visible une ambivalence du vivant. La liane n’est pas bonne en soi. Elle peut mettre en relation mais peut aussi étouffer ou étrangler. » DTB

On peut retrouver dans Terrestres le livre de Denetem Touam Bona, mais aussi son texte sur les réfugiés de la jungle de Calais : https://www.terrestres.org/2020/06/01/heroic-land-spectrographie-de-la-frontiere/ : « La vraie question aujourd’hui ce n’est pas comment franchir la frontière, mais comment l’habiter, comment en faire à nouveau une ligne de faille d’où puisse jaillir le magma de l’humanité à venir. » DTB

Il sera prochainement question de réfugiés climatiques.

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