jacques anglade

Abonné·e de Mediapart

245 Billets

0 Édition

Billet de blog 7 décembre 2024

jacques anglade

Abonné·e de Mediapart

Trace 29 - Lenteur 1

jacques anglade

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Lentement, lentement / escalade le mont Fuji / un escargot  » Issa (1763-1828)

« Les arbres ont de la lenteur à donner. Je n’ai pas la lenteur, je la prends. » Alexandre Hollan , « Je suis ce que je vois »  (2015)

Aborder ce sujet de la lenteur, dans les pas d’un éléphant, dans le glissement d’un escargot, dans l’écoute d’un arbre est une étape nécessaire, avant de parler pour notre projet d’infrastructures routières, ou de simples cheminements, et de comment s’y déplacer, étant entendu au moins une chose : ce sera sans carburant fossile. Et sans doute lentement…

« Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? » Certes. Mais pourquoi ? Et à quelle vitesse ? Il nous faut compléter ainsi l’interrogation de la métaphysique.

A lire les nombreuses publications de livres, ou d’articles dans les revues d’urbanisme sur la question, il semble que la lenteur progresse à grands pas dans les esprits : « Éloge de la lenteur. Et si vous ralentissiez ? » (traduction française, Paris, Marabout, 2005), de Carl Honoré, est un best seller. Son auteur multiplie les conférences : https://www.ted.com/talks/carl_honore_in_praise_of_slowness?language=fr

Mais une ville lente, où les gens iraient à pied ? C’est la ville du confinement, saluée par les gens heureux, les canards et les chevreuils …mais aussi abandonnée aux seules ambulances… Il y a un pas avant de la voir acceptée, revendiquée et aimée.

Cela demande une conception particulière, nos villes étant tracées pour les voitures, depuis cent ans.

Brasilia, malgré les merveilles qu’on y trouve, représente bien une ville neuve du XX° siècle : elle est, toute entière, vitesse : construite en trois ans, de 1957 à 1960 (même si jamais achevée par faute de la dictature militaire qui s’abat sur le Brésil en 1964), elle «est traversée du Nord au Sud et d’Est en Ouest par de grandes autoroutes. L’esprit de géométrie préside  à la numérotation urbaine. Brasilia n’a ni rues, ni noms de rue, mais des autoroutes et des adresses codées comme dans un jeu de bataille navale. ». « Brasilia : les axes de l'utopie urbaine », C.Aubertin et L.Vidal. (1998).

Pour tracer une bien sûr rapide histoire de la vitesse, en passant par le cinéma :

Le culte de la vitesse à tout prix était dénoncé de façon charmante Jacques Tati dans « Jour de fête », dès 1949 : c’est la tournée « à l’américaine » du facteur :

https://www.youtube.com/watch?v=06u0NQ9Vk_o

et

https://www.youtube.com/watch?v=y2-7ztrFBfg

Avant de décrire l’abandon d’un siècle et d’une société à la voiture dans « Traffic » (1971) :

https://www.youtube.com/watch?v=qr6P9OjF-lo

Déjà, dans « Playtime »(1967), l’engorgement des villes est figuré par un rond-point où l’on tourne sans fin : https://www.youtube.com/watch?v=NCxTsK6NeF0

L’appétit de vitesse s’est étouffé sur son excès même, et ces voitures circulant au pas font penser au calcul d’Ivan Illich : additionner temps et énergie à fabriquer routes et voitures, et diviser les kilomètres parcourus par tout ce temps, à l’échelle d’une société entière, aboutit à une vitesse moyenne de l’ordre de 6 km/h, soit un peu plus que l’homme au pas…

 Ivan Illich illustre ainsi dans « Energie et équité » (1973) ce paradoxe que l’automobile nuit au transport : « Quand une industrie s'arroge le droit de satisfaire, seule, un besoin élémentaire, jusque-là l'objet d'une réponse individuelle, elle produit un tel monopole. La consommation obligatoire d'un bien qui consomme beaucoup d'énergie (le transport motorisé) restreint les conditions de jouissance d'une valeur d'usage surabondante (la capacité innée de transit). »II

 Le rapport au Club de Rome, en 1972, et les premières alertes sur l’effet de serre, dès 1979, par Stephen Schneider,

https://www.goodplanet.info/vdj/en-1979-deja-un-avertissement-sur-le-changement-climatique/

s’ils avaient été pris au sérieux, auraient pu faire gagner 50 ans utiles. N’y pensons plus !

Aujourd’hui, la lenteur s’impose, et c’est tant mieux :

Nous verrons, avec Pierre Sansot, Michel Lussault et Philippe Madec, pourquoi.

 Dès l’introduction à « Du bon usage de la lenteur » (1998), Pierre Sansot se démasque : son approche sera celle du sensible :

« La lenteur, c’était, à mes yeux, la tendresse, le respect, la grâce dont les hommes et les éléments sont parfois capables.

Pour ma part, je me suis promis de vivre lentement, religieusement, attentivement, toutes les saisons et les âges de mon existence. »PS

Nous retrouvons ici les métamorphoses chères à Emanuele Coccia : « La lenteur doit-elle être associée à des valeurs que nous jugeons précieuses ? La lenteur et la passion des métamorphoses. Elle nous permet de mettre à l’épreuve un être, un paysage, un évènement, et de voir ce que le temps fera d’eux. Ce n’est pas seulement le désir de les évaluer mais plutôt de les suivre dans leurs métamorphoses : la nuit quand elle se mêle aux eaux sombres d’un étang et ce visage qui peu à peu se révèle à qui l’observe. »PS

 En matière de ville, cela donne ceci :

"Prôner un urbanisme du retardement, quelle chimère … !

Il y a quelque provocation dans cette expression. A-t-elle-même un sens ? Toutes les mesures de retardement que nous pourrons proposer sembleront dérisoires. Ce ne sont pas les hommes, ce sont les lieux mêmes qui, en vertu de leur génie, se montrent capables de capter notre être, de le rendre captif, de lui laisser entendre que là, en ce point, réside le bonheur et qu’il serait déraisonnable de nous en éloigner au plus vite. Une connivence d’ordre poétique et non un jeu de contre-déterminations, de boyaux d’étranglement, de gendarmes couchés, de signes dissuasifs./…/

Je désirerais que l’on conserve ou que l’on restaure des espaces d’indétermination où les individus auraient la liberté de demeurer dans un état de vacance ou de poursuivre leur marche."

Michel Lussault, dans une langue bien différente, vient à la rescousse de Sansot : à quoi bon faciliter les transports ?

« Ainsi, je rappellerai que la progression continue, ces dernières décennies, des vitesses moyennes de déplacement quotidien, grâce en particulier aux aménagements routiers favorisant l’automobilité, mais aussi à ceux des grandes étoiles ferroviaires au sein et entre les principales organisations urbaines, en Europe, a provoqué non seulement une croissance spectaculaire des surfaces urbanisées, mais aussi une complexification de leurs arrangements géographiques. En effet, lorsque la vitesse du trajet augmente, l’habitant ne limite pas, le plus souvent, la durée du temps qu’il consacre au déplacement, mais accroît les distances qu’il peut parcourir chaque jour. Le moindre gain en matière de rapidité des transports se paye toujours au prix d’une extension et d’une plus grande complexité de l’espace parcourable et donc maîtrisable par chaque individu ou chaque marchandise. » ML Esprit (décembre 2014)

Ainsi plus nous pouvons nous déplacer facilement, plus sommes-nous contraints de le faire, et toujours plus loin …

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.