Il n’est guère aisé d’enquêter sur ce qui constituerait le cœur même de ce sujet des villes construites sur des pentes : ni détails techniques, ni traces des processus de conception collective des villes qui ont fleuri, par exemple, sur les pentes de Toscane ne sont accessibles . Aussi ai-je préféré introduire cette réflexion par deux courts textes de Giovanni Michelucci, extraits de “Dove si incontrano gli angeli”. (A cura di G. Cecconi, 1997) :
Sienne : « Je suis allé ce matin de la Piazza del Campo à la Cathédrale, et j’ai vu des enfants qui couraient dans les escaliers ; ils couraient heureux dans ces escaliers pénibles qui sont le long de la Cathédrale ; et les regardant, je me suis demandé :« Et les vieux ? Et les infirmes ? Ils sont là à regarder les enfants qui courent, mais comment font-ils pour arriver à la Cathédrale par des rues aussi raides, par des escaliers aussi pénibles ? » Puis j’ai découvert la rue Monna Agnese, une rue qui se parcourt assez aisément, et j’ai compris que déjà dans le moyen-âge on pensait aux malheureux, aux handicapés, on pensait, en somme, aussi aux possibilités de visiter et traverser la ville par des parcours sans aucun doute faciles et plaisants. Mais au moyen-âge la pensée n’était pas tournée vers une catégorie pour pouvoir la favoriser dans la conquête de la ville. On pensait plutôt la ville dans son ensemble, à toute sa vie, à toute sa communauté, à la rencontre des habitants, jeunes, vieux, ou malheureux. Et alors il est clair que toutes ces traditions urbanistiques et architecturales, selon qu’on voudra les appeler, naissaient dans la mesure où il y avait cette participation, dans la mesure où il y avait cette pensée pour les autres, la pensée de permettre aux gens de vivre de la meilleure façon possible. Ces détails auxquels j’ai fait allusion dérivaient, en même temps que tant d’autres, de la même impulsion de fond, à savoir que tout part d’un sentiment d’être ensemble, de vivre ensemble, d’œuvrer ensemble. Que, en dernière analyse, c’était tous les habitants qui étaient constructeurs de la ville. Ceci est l’aspect le plus beau, et le plus excitant de Sienne. » GM
Sur la Piazza del Campo pourrait pousser du blé : « Ne t’es-tu jamais demandé pourquoi la Piazza del Campo à Sienne est toujours pleine de gens qui s’assoient sur les fontaines ou par terre, sur le pavement de briques ou se promènent à l’aventure ? As-tu remarqué que, tandis que dans la structure des rues de la ville domine le sentiment du passage, sur la place, c’est celui de la halte ? C'est-à-dire le sentiment d’un lieu où se retrouvent soit les habitants, soit qui vient de loin pour faire du commerce ou pour faire connaissance avec la ville et les infinies œuvres d’art qu’elle conserve ? Une ville, une place où tu es le bienvenu, l’hôte attendu.
Je me suis souvent demandé d’où cela provient, quel élément suscite le charme de cette place et il me semble que j’en ai saisi la raison. Tout d’abord elle a été construite en respectant la structure naturelle d’où elle a été tirée : le point de confluence des deux collines environnantes. De plus, la place n’est pas l’œuvre d’artistes solitaires mais de la population toute entière, de tant de générations d’habitants qui ont fait don pour la création de la place de leur apport matériel ou moral ; de tout ceci est née une œuvre d’art collective, chorale, en laquelle chacun peut se reconnaître, c'est-à-dire peut trouver de quoi satisfaire ses propres exigences pratiques et culturelles.
Cette place, en vertu de la forme qu’elle a assumée, suivant la confluence des collines, peut se définir comme naturelle, car elle se relie à la superbe campagne siennoise et ne crée pas de sorte une fracture, mais plutôt un élément de continuité du paysage entier. Les gens, cultes ou incultes, s’aperçoivent de cela et s’en réjouissent ; ils considèrent cet espace comme un complément indispensable de leur propre maison.
La singularité de Sienne et de la Piazza del Campo tient dans le fait que la population vit la ville et la place comme si elles étaient encore en construction. Les habitants continuent encore à donner leur participation à ces espaces ; ils les renouvellent chaque jour, tout en maintenant bien sûr, leur intégrité. Ils n’apportent rien de plus apparemment, mais se comportent de façon à montrer au monde comment on peut, et on doit vivre une œuvre d’art collective. La vraie beauté se tient justement quand sa création n’a pas de fin, comme si la vie quotidienne apportait chaque jour une justification à ce qu’un temps historique indéfinissable a réalisé. » GM
Luigi Piccinato, dans “Urbanistica medievale”(1978), regrette lui aussi l’absence de sources historiques sur la période médiévale, celle de la construction de tant de villes d’Italie, face à l’abondance des traités de la Renaissance, «commençant donc exactement au moment où les villes n’étaient plus créées, mais où en revanche il s’en inventait des plans fantastiques, sur le papier, et où se construisaient plutôt des théories. » LP
Piccinato admire les modes de conception collective médiévaux : « Au moyen-âge nous devons reconnaitre la maitrise d’ une vraie et originale technique urbanistique coïncidant avec une esthétique générale : technique des places fermées, des rues et des vues qu’elles offrent, des édifices adossés entre eux, technique de la valeur des terrains, techniques reposant sur une conscience esthétique universelle qui n’est pas l’héritage de quelques artistes comme il adviendra dans les siècles suivants. » LP
« Cet esprit urbain (une volontaire abdication de l’intérêt individuel devant les exigences de la collectivité citoyenne) apparait déjà pleinement dans le moyen-âge avant l’an mille, et sous l’apparence de l’irrégularité et du pittoresque de la troisième dimension, à travers des planimétries logiques, épousant le terrain, clairement fonctionnelles et belles d’une beauté formelle, se dévoile un ordre extrêmement puissant. Ce qui ne signifie pas uniformité géométrique, mais plutôt d’une part la volonté d’unifier, d’égaliser, de donner à tout la même structure , et d’autre part le désir de spécialiser, de classifier, de répartir, d’adapter chaque chose à de multiples buts. Dans l’harmonie de ces deux tendances opposées réside l’âme de l’urbanisme médiéval et l’esprit de tout le moyen-âge. » LP
Admiration, étonnement et curiosité face à ce processus de création collective ressortent aussi du texte de Camillo Gubitosi, dans « Siena – Disegno e spazio urbano » (1998) : « Il arrive que, face à des exemples d’architecture spontanée qui résultent d’une activité constructive sans l’appui d’un projet prédéfini, on aperçoive une sensation nette de cohérence structurelle, presque comme si un dessin non intentionnel avait gouverné les formes et les avait disposées selon des configurations géométriques ordonnées .
De l’agrégation spontanée d’un ensemble de parties constitutives d’un complexe de bâtiments émerge parfois une imprévisible syntonie de mouvements formels, apparemment produite par une volonté organisatrice préalable. Dans l’évaluation de l’insertion d’éléments artificiels dans un milieu naturel on peut être induits à supposer la présence d’un programme unitaire pour ce qui est au contraire le résultat authentique d’une convergence d’actes non programmés.
Le « projet », dans de tels cas, est l’effet d’une concordance d’intentions jamais explicitement convenues et jamais organisées dans aucune forme de représentation. Sa présence apparait alors à travers l’indéfinissable homogénéité expressive, la subtile trame de composition des formes, tellement intimement structurées qu’elles semblent résulter d’un dessin sous-entendu, non exécuté mais cohérent, non conscient mais déterminant. » CG
L’objet du livre de Gubitosi est d’introduire et présenter le travail de dessin d’étudiants de l’Università Federico 2 de Naples, à qui il a été demandé de trouver les modes de représentation les mieux à même de faire comprendre comment furent construites ces rues et ces places, ces maisons et ces fontaines. Coupes et axonométries ne visent pas ici à se substituer à des documents anciens, qui auraient disparu : ils sont notre moyen à nous, modernes, d’en savoir plus, car le mystère de cette savante spontanéité reste entier.
Les documents que nous produisons aujourd’hui sont-ils l’équivalent des transcriptions faites à partir d’improvisations musicales , et sont-ils à même d’en restituer l’énergie, les écoutes, les échanges ? Nous parlerons improvisations dans les Traces 192 et 193…
La coupe, selon Adrienne Costa, dans sa thèse sur « la coupe dans la conception de l’espace moderne » , n’arriverait qu’avec Antonio Da Sangallo (1484-1546) : « il est à la fois le premier architecte revendiquant une autonomie de son métier par rapport aux autres pratiques artistiques, et le premier à dessiner la coupe projetée orthogonalement selon les mêmes codes que ceux que nous utilisons aujourd’hui. » AC
Ainsi , utiliser la coupe pour comprendre ce qui fut, étonnamment, réalisé sans cet outil, on ne peut plus précieux dès lors qu’il y a pente , serait un anachronisme trompeur ?
S’approprier le passé peut-il être autre chose qu’une trahison ?
Nous verrons prochainement comment essayer de reconvertir des lieux, les traduisant , les ré-habitant.