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Billet de blog 8 décembre 2024

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Trace 31-Politique 1

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il peut sembler malvenu, et dangereux,  de parler politique dans un projet disant se limiter à une faisabilité matérielle. Mais puisqu’il y est question de bâtir des villes, la question politique, au sens étymologique du terme, s’impose.

D’autre part, comme on le verra en lisant Pierre Clastres, les structures politiques peuvent être vues comme étant à la source d’une économie de l’accumulation, ce qui est bien notre problème aujourd’hui.

« La Société contre l’Etat », que j’ai lu passionnément à sa parution, en 1974, a été beaucoup critiqué. Il devait déranger, comme dérangeait, à sa façon Ivan Illich. Que tous deux retrouvent la faveur des lecteurs, 46 ans après, peut signifier qu’ils étaient en avance sur leur temps, ou bien que les conditions ont évolué, malheureusement, si mal, qu’il est plus que temps de les prendre au sérieux.

Ces pages seront consacrées à une lecture de « La société contre l’Etat », dans un premier temps, puis à ceux qui le lisent et l’interprètent aujourd’hui.

Pierre Clastres, anthropologue et ethnologue, a durant 11 ans, fait de nombreux séjours chez les Indiens d’Amérique du sud. Il sait donc de quoi il parle en les évoquant, que ce soit dans « Chronique des Indiens Guayaki »(1972), ou ici dans « La Société contre l’Etat » :

On peut l’entendre ici : https://www.youtube.com/watch?v=vZkNMtlDis0

Clastres s’élève tout d’abord contre une vision méprisante des sociétés archaïques, qui les voit comme simplement arriérées :

« Les sociétés archaïques seraient ainsi des axolotl sociologiques incapables d’accéder, sans aide extérieure, à l’état adulte normal.

Le biologisme de l’expression n’est évidemment que le masque furtif de la vieille conviction occidentale, souvent partagée en fait par l’ethnologie, ou du moins beaucoup de ses praticiens, que l’histoire est à sens unique, que les sociétés sans pouvoir sont l’image de ce que nous ne sommes plus et que notre culture est pour elles l’image de ce qu’il faut être. »PC

Livrant le résultat de ses propres observations et de recherches exhaustives parmi les publications ethnologiques, il constate :

« C’est bien le défaut de stratification sociale et d’autorité du pouvoir que l’on doit retenir comme trait pertinent de l’organisation politique du plus grand nombre des sociétés indiennes : certaines d’entre elles, comme les Ona et les Yahgan de la Terre de Feu, ne possèdent même pas l’institution de la chefferie ; et l’on dit des Jivaro que leur langue ne possédait pas de terme pour désigner le chef. »PC

Pour lui, s’il y a absence d’Etat, cela résulte bien d’un choix  assumé :

« Loin donc de nous offrir l’image terne d’une incapacité à résoudre la question du pouvoir politique, ces sociétés nous étonnent par la subtilité avec laquelle elles l’ont posée et réglée. Elles ont très tôt pressenti que la transcendance du pouvoir recèle pour le groupe un risque mortel, que le principe d’une autorité extérieure et créatrice de sa propre légalité est une contestation de la culture elle-même ; c’est l’intuition de cette menace qui a déterminé la profondeur de leur philosophie politique. » PC

Le point qui nous intéresse particulièrement ici, est l’articulation entre un degré de raffinement technique de la civilisation, et l’absence de pouvoir :

« Si l’on entend par technique l’ensemble des procédés dont se dotent les hommes, non point pour s’assurer la maîtrise absolue de la nature ( ceci ne vaut que pour notre monde et son dément projet cartésien dont on commence à peine à mesurer les conséquences écologiques) , mais pour s’assurer une maîtrise du milieu naturel adaptée et relative à leurs besoins, alors on ne peut plus du tout parler d’infériorité technique des sociétés primitives : elles démontrent une capacité de satisfaire leurs besoins au moins égale à celle dont s’enorgueillit la société industrielle et technicienne. »PC

Selon Clastres, le travail appartient au monde de la coercition, que ne connaissent pas les Indiens, qui, au moins avant Colomb, vivaient très bien :

« Deux axiomes en effet paraissent guider la marche de la civilisation occidentale, dès son aurore : le premier pose que la vraie société se déploie à l’ombre protectrice de l’Etat ; le second énonce un impératif catégorique : il faut travailler.

Les Indiens ne consacraient effectivement que peu de temps à ce que l’on appelle le travail. Et ils ne mouraient pas de faim néanmoins. Les chroniques de l’époque sont unanimes à décrire la belle apparence des adultes, la bonne santé des nombreux enfants, l’abondance et la variété des ressources alimentaires. »PC

Si seul le pouvoir nous amène à travailler au-delà de nos propres besoins, et si c’est de cela même que le monde périt, il y a de quoi, en effet, s’interroger sur ces structures, ne serait-ce que pour ne pas les reproduire…

« Le bon sens questionne alors : pourquoi les hommes de ces sociétés voudraient-ils travailler et produire davantage, alors que trois ou quatre heures quotidiennes d’activité paisible suffisent à assurer les besoins du groupe ? A quoi cela leur servirait-il ? A quoi serviraient les surplus ainsi accumulés ? Quelle en serait la destination ? C’est toujours par force que les hommes travaillent au-delà de leurs besoins. Et précisément cette force-là est absente du monde primitif, l’absence de cette force externe définit même la nature des sociétés primitives. »PC

Alors que l’économique se définit comme dominant, sur le sanitaire par exemple aujourd’hui, il y a de quoi s’inquiéter de sa main-mise : est-elle évitable ? Et comment ?

« Quand, dans la société primitive, l’économique se laisse repérer comme champ autonome et défini, quand l’activité de production devient travail aliéné, comptabilisé et imposé par ceux qui vont jouir des fruits de ce travail, c’est que la société n’est plus primitive, c’est qu’elle est devenue une société divisée en dominants et dominés, en maîtres et sujets, c’est qu’elle a cessé d’exorciser ce qui est destiné à la tuer : le pouvoir et le respect du pouvoir./…/ La relation politique de pouvoir précède et fonde la relation économique d’exploitation. »PC

Dans une société où le chasseur n’a pas le droit de manger lui-même ses proies, mais se doit de les partager, la concurrence, l’accumulation, et les croissances absurdes qui en découlent, sont  des bizarreries :       

« Il n’y a rien, dans le fonctionnement économique d’une société primitive, d’une société sans Etat, rien qui permette l’introduction de la différence entre plus riches et plus proches, car personne n’y éprouve le désir baroque de faire, posséder, paraître plus que son voisin. La capacité, égale chez tous, de satisfaire les besoins matériels, et l’échange des biens et services, qui empêche constamment l’accumulation privée des biens, rendent tout simplement impossible l’éclosion d’un tel désir, désir de possession qui est en fait désir de pouvoir. La société primitive, première société d’abondance, ne laisse aucune place au désir de surabondance.

Les sociétés primitives sont des sociétés sans Etat parce que l’Etat y est impossible. »PC

En effet, et voilà la conclusion de l’ouvrage :

« L’histoire des peuples qui ont une histoire est, dit-on, l’histoire de la lutte des classes. L’histoire des peuples sans histoire, c’est, dira-t-on avec autant de vérité au moins, l’histoire de leur lutte contre l’Etat. »PC

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