La revue Ballast, qui fait un travail exceptionnel, va nous fournir des traces vivantes de l’influence de Pierre Clastres sur la pensée d’aujourd’hui :
Alessandro Pignocchi, chercheur en sciences cognitives et auteur de superbes bandes dessinées (lire notamment « La recomposition des mondes »(2019) et « Mythopoièse »(2020) ) est interrogé par la revue :
https://www.revue-ballast.fr/alessandro-pignocchi-un-contre-pouvoir-ancre-sur-un-territoire/
« Le moteur de mes voyages et du récit que j’en ai fait est la fascination pour l’idée, théorisée notamment par Descola, selon laquelle la pensée amazonienne ignore la distinction que l’Occident moderne trace entre la Nature et la Culture : les plantes et les animaux y sont considérés comme des personnes et les relations que les Indiens d’Amazonie entretiennent avec eux s’apparentent à des interactions sociales. »AP
« …on ne pourra défaire la distinction Nature/Culture qu’en s’attaquant à un autre pilier de l’Occident moderne : la superposition entre pouvoir politique et pouvoir coercitif. Et là encore, l’inspiration vient d’Amazonie. Comme l’a montré Pierre Clastres, et comme j’ai eu maintes fois l’occasion de le constater chez les Jivaros, les chefs amazoniens ne donnent jamais d’ordre — et ils n’auraient, de toute façon, aucun moyen de les faire respecter. Le groupe ne les écoute que s’il en a envie et les chefs sont entièrement à son service. De façon un peu pédante, je pourrais prétendre que ma prochaine BD, sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, est une tentative d’explorer plus avant les liens entre la pensée de Descola et celle de Clastres. »AP
« Principalement, la distinction entre Nature et Culture que j’évoquais — elle n’y a pas, ou plus, lieu : les Indiens d’Amazonie nous enseignent que cette distinction n’a rien d’universel ; c’est une construction sociale qui a pris forme au sein d’une trajectoire historique propre à l’Occident. De nombreux penseurs — l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro ou encore Bruno Latour — considèrent que cette distinction a fait son temps et qu’il est urgent de s’en défaire, notamment sous la pression de la crise écologique. Il s’agit aussi de laisser partir avec elle nombre de notions qu’elle contribue à structurer et qui organisent notre quotidien — la « valeur travail » ou la notion de « progrès », par exemple. En Europe, c’est sur les ZAD, et en particulier à Notre-Dame-des-Landes, que cette révolution cosmologique s’ébauche, de façon exploratoire, le plus nettement. »AP
« Ensuite, et surtout, il faut croire que l’État a peur d’un contre-pouvoir ancré sur un territoire. Tant que les contre-pouvoirs sont diffus dans la société, il sait les gérer de toutes sortes de façons. Mais lorsqu’un territoire, aussi petit soit-il, montre en acte qu’il y a des alternatives, que ce que l’on subit quotidiennement n’est pas une fatalité, là ça l’inquiète davantage. Cette manifestation de peur de la part de l’État valide d’ailleurs ce que nous évoquions : les luttes à venir doivent tenter de s’ancrer sur des territoires. C’est ce que rappelle David Graeber dans sa préface de l’Éloge des mauvaises herbes, d’ailleurs : « Les dirigeants du monde ne sont pas du tout gênés par les manifestations de rage ou de haine dirigées contre eux (d’une certaine façon je soupçonne qu’ils en sont plutôt flattés) ; ce qui les met vraiment en colère, c’est lorsqu’un nombre significatif de gens commence à leur dire : Vous autres êtes ridicules et inutiles. Voilà pourquoi ils redoutent des lieux comme la ZAD. Des alternatives aussi visibles font voler en éclats l’idée que, en dépit de la répétition des crises, le système actuel doit absolument être rafistolé afin de conserver le statu quo. » AP
David Graeber, cité ici, qui vient de disparaître, et dont l’œuvre immense a été un peu hâtivement résumée dans la presse « mainstream » par le concept de « bullshit-job », comme s’il fallait tout de suite gommer ses autres facettes…Graeber rendait à son tour hommage à Clastres , dans « Pour une anthropologie anarchiste »(2006) :
« … l'originalité de sa démarche tient à ce qu'il s'efforce d'étayer ses positions sur les acquis de sa discipline, l'ethnographie. Ce chercheur de haut vol, âgé de 49 ans, a ainsi passé deux années à Madagascar. Surmontant les réserves de ses collègues, qui, par crainte d'être taxés de "romantisme", renâclent à ériger les sociétés dites "primitives" en modèles de communautés sans Etat valables pour le présent, David Graeber est convaincu qu'elles représentent bel et bien une alternative concrète au monde tel qu'il est. »Le Monde
« Reprenant une intuition de l'anthropologue français Pierre Clastres (1934-1977) selon laquelle les sociétés premières étaient déjà des groupes politiques égalitaires qui auraient écarté délibérément la domination de quelques-uns au profit de l'auto-organisation, l'auteur estime que le temps est venu pour l'anarchie de jouer le rôle intellectuel jadis dévolu au marxisme. Ce serait comme une revanche des "sauvages" et de Bakounine, en somme. » Le Monde
Jean Malaurie, ethno-historien et géographe, lui aussi, rend hommage à sa façon à Pierre Clastres , reliant lui aussi politique et rapport à la société d’abondance :
https://www.revue-ballast.fr/jean-malaurie/
« Il existe pour eux un moment clef, celui où ils ont perdu le bonheur de vivre comme et avec l’animal : les légendes sont innombrables à propos du passage à la bipédie. Ce qui revient toujours, (chez les Inuits) c’est l’idée que respecter les lois de la nature, c’est être respecté par l’animal. Tout cela débouche sur une philosophie de la nature foncièrement conservatrice : il faut ne rien inventer de préjudiciable à la nature, ne jamais la forcer. Autre chose, et Pierre Clastres l’a bien montré pour les Guayakis, mais chez les Inuits c’est la même chose : c’est une société politique en permanence ! Ils refusent par exemple d’être une société d’abondance. On tue un morse qui vaut pour quatre mois, nul besoin de tuer deux morses ! »JM
Se dessine ainsi, entre l’œuvre de Pierre Clastres, et ses lecteurs, un réseau actif de pensée.
Nous garderons en mémoire ces rapports entre coercition et travail, entre pouvoir et accumulation.
Et maintenant ? maintenant que nous ne pouvons plus vivre comme des occidentaux, sans aller dans le mur, ni comme des Guayaki, sinon en essayant d’émettre aussi peu de CO2 qu’eux, comment y arriver ?