Nous appuierons notre recherche de savoirs, dits autochtones, sur des exemples , en commençant par la construction de terrasses, dans l’espace méditerranéen, puis celle des tours à vent, les bagdir, en Iran, et au Moyen-Orient. La circulation de ces savoirs, supposant celle de ceux qui les détiennent, est au cœur de cette recherche.
Où sont passés, avant de partir à la recherche d’autres savoirs, nos propres savoirs indigènes ? Le Littré comprenait 78600 entrées. Le Grand Larousse 74000, le Grand robert 60000. Parmi les disparus, tant de noms d’outils, de métiers, de façons de faire. Comme le précise Bernard Cerquiglini, linguiste et professeur à l’université Paris-Diderot, « depuis la première édition du Petit Larousse illustré en 1906, près de 10 000 mots ont été supprimés, alors que 18 000 ont été ajoutés ». Ainsi disparaissent les savoirs, sans mot dire, ces mots n’existant plus.
Laissons la parole pour commencer à un praticien, Jean-Baptiste Vidalou, philosophe et constructeur de murs en pierres sèches : « Etre forêts - Habiter des territoires en lutte » (2017) :
« Les terrasses étaient donc pensées selon les pierres disponibles et leurs qualités, en fonction du dénivelé, des usages futurs, avec des escaliers ou des rampes, proches d’une source, d’un bassin et parfois d’un système parallèle de petites retenues d’eau, les « tancats », ou de déviation des écoulements trop importants, les « trincats ». Chaque mur était bâti selon une technique propre. Le but de l’ouvrage étant de porter une attention maximale à la friction entre les pierres, seule garante de la consistance de l’ensemble. Comme si les couches géologiques étaient là retissées par le geste du paysan-bâtisseur. L’intérêt de ces techniques de terrassement en pierres sèches, auxquelles aucun agronome du XIX° siècle ne s’intéressa en France, est que non seulement elles permettent la culture des pentes mais surtout elles ont l’avantage de laisser passer l’eau à travers les interstices des joints libres tout en stockant cette ressource précieuse dans le sol pendant les saisons sèches. Il y a donc là une pensée de l’hydrologie des plus subtiles. Qui n’est pas issue d’un plan d’ingénierie imposé sur le territoire mais bien de l’observation sensible, faite par les habitants, des pentes, de l’écoulement des eaux, des résurgences, de l’apport des pierres, de l’exposition au soleil et au vent, des besoins, bref d’un monde. L’expérimentation et le savoir-faire paysans jouant du terrain, à partir de ce qui est donné par la matière plutôt que par son asservissement à une forme préconçue. »JBV
En quoi ceci peut nous servir à dessiner un avenir ?
« Quand on sait que ces agencements de terrasses et les cultures qu’elles abritaient pouvaient nourrir 600 personnes dans un village, on devrait prendre très au sérieux ces techniques dans l’hypothèse, de plus en plus désirable, d’une désertion massive du modèle métropolitain et de la réappropriation de la terre comme de ses usages, qu’elle nécessitera en conséquence. »JBV
Nous retrouverons Vidalou, pour parler de forêts cette fois, dans Traces 105.
Dans « Les systèmes de terrasses cévenols », textes révisés par Claude MARTIN et Pierre USSELMANN (2006), on trouve ceci :
« Comme l'a bien mis en évidence l'article 26 de la déclaration finale de la "Conférence mondiale sur la Science", organisée à Budapest par l'UNESCO et le Conseil international pour la science (CIUS) enjuin 1999, " les savoirs traditionnels et locaux, qui sont l'expression dynamique d'une certaine perception et compréhension du monde, peuvent apporter et, historiquement, ont apporté une précieuse contribution à la science et à la technologie et il faut préserver, protéger, promouvoir et étudier ce patrimoine culturel et ces connaissances empiriques ". »CMPU
Nous en sommes bien d’accord, y compris pour souligner la complexité de la tâche :
« L'agriculteur se trouve très souvent face à un milieu fort hétérogène, en raison de la topographie, mais il est amené à traiter de trois matériaux : la terre, l'eau et la pierre. Sur le plan technologique, ces travaux ne demandent pas seulement de la force, une débauche d'énergie et de main d'oeuvre, mais ils font aussi appel à des principes assez élaborés de maîtrise du réseau hydrographique, de soutènement des terres, de résistance des barrages à la poussée des terres et des eaux. Ils réclament par ailleurs un savoir d'appréciation du milieu naturel, afin de pouvoir le transformer en utilisant au mieux la configuration du terrain. » CMPU
Danièle Larcena dans «Terrasses et eau des versants en Méditerranée - Dynamiques écologiques et économiques », souligne elle aussi la complexité de ce travail :
« Les versants ont été construits en terrasses pour créer des espaces de production, en palliant la non-planéité du terrain. En apparence, ces terrasses sont d’une grande simplicité. Mais en réalité, ce sont des structures techniquement savantes. Dans les écosystèmes secs, les sols sont profondément dépendants de l'eau. La gestion des versants est fondée principalement sur l’économie et le contrôle de l'eau. En effet, il s’agit de drainer les eaux de pluie hors de la parcelle pour éviter qu’elles ne lessivent la terre. Parallèlement, il faut capter ces eaux pour l'arrosage des cultures. Ces deux fonctions sont inséparables et parfois contradictoires. » DL
Et pourtant, combien de murs ont été construits : pas loin d’ici :
« Dans les Cinque Terra (Ligurie) par exemple, le réseau de murs en pierres sèches représente un linéaire d’environ 6 500 km : autant que la grande muraille de Chine. » DL
Mais aussi dans un lieu important pour moi :
« A la limite entre les Pyrénées et la Méditerranée, à la frontière franco-espagnole, le vignoble de Banyuls-Collioure est connu depuis l’époque romaine. Cru classé AOC depuis 1926, il occupe aujourd’hui 1700 hectares sur les fortes pentes d’un massif schisteux face à la mer. Tenant compte du substrat schisteux, des sols peu épais, des pentes dépassant 30% et des pluies abondantes et agressives à l’automne et au printemps, les risques d’érosion, de ravinement et de glissement de terrain sont très élevés. Aussi les viticulteurs ont développé progressivement des méthodes complexes de murettes (« peixes ») pour contenir la terre et de drains (« peu de gall ») pour évacuer les excès de pluie et réduire les risques de mouvement de masse : on peut admirer aujourd’hui un paysage lithique très original de 6000 km de murettes en blocs de schiste. » Eric Roose, dans « Réflexions sur quelques techniques traditionnelles de gestion de l’eau et des sols en Languedoc et Roussillon »
Faut-il entretenir, certes, mais aussi reconstruire, voire construire de nouvelles terrasses ?
Dans « Actes des Premières rencontres ”Acteurs et chercheurs des terrasses”, 30 novembre-1er décembre 2018 », les auteurs Pierre-Antoine Landel et Nicolas Senil le pensent :
« Loin de n’être que des reliques de civilisations anciennes, les terrasses témoignent de capacités à être des lieux de productions spécifiques, puis d’ancrage de ces spécificités. A une époque marquée par l’extrême mobilité des objets, ces liens aux lieux méritent d’être interrogés. Elles sont aussi des lieux d’innovation, en ce sens qu’elles sont parfois le fait de nouvelles organisations, où la capacité de coordination et de coopération, favorisées par le souci de durabilité des patrimoines qu’elles constituent sont affirmées comme principes essentiels. Enfin, dans un contexte de changement climatique, marqué par la multiplication des phénomènes exceptionnels, les terrasses marquant des capacités de stockage de l’eau, de protection contre les vents et l’ensoleillement. » PALNS
« Il faut aussi examiner si les aménagements de versants en terrasses apportent une part de correction ou d’adaptation aux changements climatiques. Pour simplifier, nous pourrions nous interroger si la démarche de conservation des terrasses existantes est suffisante ou bien si ce mode d’organisation et de gestion des ressources naturelles devrait être étendu, augmenté, popularisé dans le développement rural durable. » PALNS
Toutes ces techniques portent des noms : « Les « tranchadas » sont des fossés descendants, ils partent des plus hautes parcelles cultivées vers les plus basses. Des chemins empierrés —« traverseiras » ou « trencats » — coupent la pente en oblique et fonctionnent aussi en « aguièr ». L’organisation du vignoble de Banyuls est un bel exemple d’aménagement des versants. Son système de drainage articule les exutoires obliques, les « agouilles » primaires et les « agouilles » secondaires avec d'autres. « L'ensemble dessine une figure singulière qui évoque le trident d'un pied d'oiseau, d'où lui vient son nom local « peu de gal » (pied de coq) » DL
J’ai même retrouvé à l’occasion l’origine du mien :
« P. Portalez, habitant de Peyregrosse fait construire une maison jouxtant une cabane en pierre sèche au milieu de ses terres et confie à J. Ribard, maître-maçon le soin « d'agrandir l' «anglade » (coin de terre rocheux et inculte) qui est au-dessous de ladite maison de la longueur d'environ 10 canes depuis ladite maison jusqu'au béal ; il y plantera 30 mûriers,…. ». (Archives départementales du Gard,12 avril 1744), cité par CMPU.
La prochaine fois, nous parlerons de badgirs, pour changer des anglades, rocailleux et incultes.