Après les expériences relatées par Maria Mies et Veronika Bennholdt- Thomsen dans « LA SUBSISTANCE – UNE PERSPECTIVE ECOFEMINISTE » (1997- trad. 2022), il est plus que logique de s’intéresser à celles transcrites par Monica M. White, dans « FREEDOM FARMERS – RESISTANCES AGRICULTURELLES NOIRES AUX ETATS-UNIS » (2025).
Le contexte aux Etats-Unis est, on le sait, très brutal, depuis la victoire de Donald Trump. Celui-ci prétend rendre aux blancs un pays qui a d’abord été celui des Amérindiens, (Traces 377 et 378) et où des millions d’esclaves ont été déportés. Leur souffrance n’est hélas pas achevée aujourd’hui. La libération des esclaves n’a pas donné lieu, comme promis, à la distribution de « 40 acres et d’une mule ». Bien au contraire, les terres promises furent finalement attribuées aux blancs. On le verra, l’histoire des tentatives pour acquérir une autonomie alimentaire, face à la faim, et la malnutrition, se heurte presque toujours à un racisme, parfois violent.
En ce sens, notre projet, visant à rendre vraisemblable une ouverture des frontières, rencontrerait les mêmes obstacles matériels (terre, eau, savoir-faire,…) mais aussi les mêmes hostilités. A ce titre-là aussi, le livre de White est précieux.
NB : J’ai respecté l’écriture inclusive du livre : petit exercice salutaire d’assouplissement. C’est inconfortable à lire, et aussi à écrire, mais nous vivons des temps bien plus inconfortables encore.
PREFACE DE FLAMINIA PADDEU
L’autrice, universitaire reconnue, est aussi une militante active : « En tant que femme africaine-américaine engagée, Monica White, avec d’autres générations d’habitant.es noir.es, participe à reconstruire Détroit, dévastée, en transformant des espaces vacants en jardins partagés, en fermes urbaines et en centres sociaux. »
Nous avons besoin de contre-récits :« Le contre-récit présenté dans « Freedom farmers » est d’autant plus nécessaire qu’il répond à un triple effacement des relations entre les Africain.es-Américain.es, la terre et l’alimentation dans la vie des idées. »
Ce qui se pratique à Détroit est dû à un héritage culturel riche, remontant à la déportation des esclaves : « En cas de fuite, de déplacement forcé ou de libération, beaucoup de femmes transportaient des graines, parfois cachées dans les replis de leurs tresses ou de leurs habits, pour pouvoir replanter un jardin de subsistance dans le lieu d’arrivée… Monica White rappelle que les travailleur.eses en esclavage identifiaient et utilisaient environ six-cent espèces de plantes médicinales. »
Le livre tente de recoudre une mémoire : « Ce que raconte White, c’est qu’il y a aussi eu un effacement dans la mémoire collective de la résistance des noir.es pauvres et ruraux dans l’histoire de la lutte pour les droits civiques dans les années 1960… Alors que, dans le Sud des Etats-Unis, les Salaam Agricultural Systems cultivaient plus de 5000 hectares de terrains en agriculture biologique, … »
Paddeu nous aide à relier le présent livre à nos autres lectures : « Si les travaux du philosophe Malcolm Ferdinand (Trace 293) appellent à « une écologie décoloniale » ou ceux de la militante Fatima Ouassak (Trace 294) à une « écologie pirate » dans les quartiers populaires, force est de constater que peu de personnes s’emparent de cette question pourtant cruciale. A l’heure où la sociologue Geneviève Pruvost (Traces 337 à 339) montre comment le « travail de subsistance » peut être un facteur d’émancipation ancré dans le quotidien, le livre de Monica White constitue une opportunité majeure pour établir un dialogue de ce côté-ci de l’Atlantique.
INTRODUCTION – LES FERMIER.ES NOIR.ES, L’AGRICULTURE ET LA RESISTANCE
Réparer un oubli, pire, un effacement, est la première tâche « Ce livre documente des formes de résistance rurale sudiste qui ont été la réponse des fermièr.es noir.es à des conditions extrêmes de répression : comment iels ont lutté pour le droit à participer au système alimentaire en tant que producteurices et pour le droit à tirer un revenu minimal de l’agriculture, face aux conditions de répression raciale, sociale et politique, utilisant la terre comme une stratégie pour avancer vers la liberté. »
Quelques coopératives agriculturelles noires, du XIX° siècle à nos jours :
FFC : le Freedom Farm Cooperative
NBCFC : la North Bolivar County Farmers Cooperative
FSC : la Federation of Southern Cooperatives
NBCFSN : le Detroit Black Community Food Security Network
White est enracinée à Détroit : « En tant qu’activiste et ethnographe urbaine du mouvement d’agriculture urbaine pour la justice alimentaire à Détroit depuis 2007, j’ai travaillé avec d’autres à transformer et reconstruire une ville économiquement dévastée. Par-delà les générations, les habitant.es noir.es de Détroit utilisent l’agriculture comme un moyen de convertir des parcelles vacantes envahies de hautes herbes en jardins communautaires qui servent d’espaces sociaux. »
Nous retrouvons ici James Scott (Traces 106 et 113) : « James Scott et Benedikt Kerkvliet parlent des « formes quotidiennes de résistance » pour désigner des formes de résistance souvent négligées ou invisibilisées par un focus sur les mouvements sociaux organisés…Les actions consistant à construire des savoirs, des savoir-faire, une communauté et une indépendance économique possèdent un potentiel radical. »
Conceptualiser ceci est nécessaire : « L’agentivité collective, un concept que j’ai forgé en étudiant les données de ce projet, implique la capacité des acteurices à créer et à mettre en œuvre les comportements nécessaires pour agir sur leur avenir politique. »
Ici, faire aide à penser : « Le développement des communs comme praxis entraîne une transformation cruciale des façons de penser et de s’organiser des membres des communautés opprimées. Les communs comme praxis s’attaquent aux pratiques dominantes de propriété, de consumérisme et d’individualisme… »
La recherche de l’autonomie : « Etant donné l’exploitation économique et raciale dans l’histoire de l’agriculture sudiste, l’autonomie économique est une dimension cruciale de l’agentivité collective et de la résilience communautaire. » s’appuie sur des savoirs transmis : « Selon Judith Carney et Richard Rosomoff : « Dans leur combat pour survivre, les Africain.es esclavisé.es se sont profondément inspiré.es de l’expertise agricole et des plantes de leur héritage, tout en adoptant les modes de connaissance et les plantes que leur transmettaient les Amérindien.nes. »
Les navires négriers ont aussi apporté des plantes, et des graines : « Outre les cargaisons humaines, les navires négriers transportaient des aliments de base, des graines, des tubercules,…Les chercheureuses ont identifié l’introduction aux Amériques et aux Caraïbes des plantes africaines suivantes : l’igname, l’arrow-root, la banane, le niébé, l’eddo, l’aubergine, l’hibiscus, le mil, le gombo, le riz (ce serait des graines cachées dans les cheveux d’une Africaine), … »
Des jardins d’esclaves : « Les jardins d’esclave représentaient des espaces de production indépendants et on peut les comprendre comme une stratégie de résistance à un système corrompu et comme un effort de créer une sécurité alimentaire. », sont nées les premières coopératives : « La Colored Farmer’s Alliance (CFA), formée en 1886 au Texas, fut précurseuse des coopératives sur lesquelles ce livre se focalise. »
Le lien avec les luttes est évident : « Malcolm X : « Une révolution est basée sur la terre. La terre est la base de toute indépendance. La terre est la base de la liberté, de la justice et de l’égalité…. » Et : « Le Black Panther Party (BPP) créa des programmes de survie afin de procurer de la nourriture en réponse à la famine dans la communauté noire dans les années 1960 ».
Une lettre d’amour : « Comme d’autres avant moi, je crois qu’écrire est un travail d’amour… Ce livre est une lettre d’amour. »
1 – TERRE, ALIMENTATION ET LIBERTE : TRADITIONS INTELLECTUELLES DANS L’AGRICULTURE NOIRE
White va rappeler trois « sages » : Booker Washington, George Carver, et W.E.B. Du Bois :
BOOKER T. WASHINGTON :
Son œuvre, un campus de formation : « Tuskegee fut établi au cœur de la Black Belt, en Alabama. Le campus, en 1881, comprenait 40 hectares d’une plantation abandonnée… En 1903, l’école proposait des cours et des certifications dans trente-trois métiers différents, incluant l’agriculture, l’horticulture, la production laitière et le bétail. »
GEORGE WASHINGTON CARVER :
Comment d’anciens esclaves ont eu à cœur de former : « Comme Booker Washington né en esclavage, George Carver était un universitaire brillant, haut diplômé en botanique… Il considérait que l’éducation agriculturelle était un outil que les fermièr.es noir.es pouvaient utiliser pour survivre dans des environnements racialement hostiles et économiquement agressifs. »
Carver était aussi un devancier de l’agriculture biologique, conscient des interdépendances multiples : Carver : « Les plus hautes réalisations en agriculture ne peuvent être atteintes que lorsque nous comprenons clairement les relations mutuelles entre les royaumes animal, végétal et minéral, et comment il est absolument impossible pour chacun d’exister, dans un système extrêmement organisé, sans les autres. »
W.E.B. DU BOIS :
Du Bois est davantage sociologue : « La façon dont Du Bois théorise les coopératives est étonnamment similaire aux descriptions actuelles d’un système alimentaire soutenable : les deux soulignent l’importance de déplacer l’accent mis sur la production alimentaire à la distribution, à la consommation et aux autres aspects du processus de production. »
Et parle de « cités-jardins » (Traces 71, 72, 93, 94, ….) : « Le lien établi par Du Bois entre les coopératives comme force de développement pour la communauté noire et l’objectif d’autonomie économique est illustré par sa description de ce qu’il appelait les « cités-jardins », qu’il décrivait comme la clé pour établir « une économie progressivement autonome … »
White conclue avec une réserve : « Nulle part dans leurs cadres théoriques ils ne mentionnent la vision, le travail ou les stratégies agriculturelles des femmes. »
2 – L’AGENTIVITE COLLECTIVE ET LA RESILIENCE COMMUNAUTAIRE EN ACTION
Intellectuelle organique, comme dirait Gramsci, Lou Hamer : « Fannie Lou Hamer fonda la Freedom Farm Cooperative (FFC) en 1967 comme un outil stratégique anti-pauvreté destiné à répondre aux besoins des habitant.es appauvri.es de Ruleville (Mississipi)
Aujourd’hui, Trump et Musk reprennent la méthode de casser les thermomètres : « La population noire du comté de Sunflower avait les plus hauts taux de mortalité infantile du pays…Le congressiste Whitten réclama en 1965 que cesse toute collecte de données pour évaluer la situation économique des habitant.es de ce secteur. »
Hamer défend l’autosuffisance, comme arme politique : « Aujourd’hui les blancs disent : « Allez-y, inscrivez-vous sur les listes électorales et ensuite vous crèverez de faim. .. Dans le contexte d’institutions suprémacistes blanches qui n’hésitaient pas à empêcher la mobilisation politique par des moyens violents, la simple survie de coopératives agriculturelles noires était un haut fait de résistance. »
Nul besoin de dire combien ces luttes sont inspirantes aujourd’hui : « Les stratégies d’organisation des fermièr.es noir.es dans les années 1960 offrent des leçons qui sont aujourd’hui importantes pour les familles licenciées par l’industrie automobile et pour d’autres dans des espaces urbains qui luttent constamment pour l’accès à une alimentation saine, à des soins de santé et à des emplois. »
PASSER OUTRE LES INTERMEDIAIRES ET NOURRIR LA COMMUNAUTE – LA NORTH BOLIVAR COUNTY FARM COOPERATIVE
Un autre exemple de résistance, dans un océan de racisme : « Les personnes qui conçurent la NBCFC comme un moyen de nourrir leur communauté en partageant des savoir-faire agricoles et des stratégies autant que des ressources et comme un moyen de créer des emplois étaient des résistant.es. …A l’été 1968, la NBCFC produisait de la nourriture sur 50 hectares de terres louées ou empruntées à des propriétaires noir.es e la région, elle récolta et distribua plus de 50 tonnes de produits qui comprenaient des patates douces, des pommes de terre, divers légumes verts, des haricots verts et des haricots beurres, du niébé et des melons cantaloups. »
L’AUTODETERMINATION AGRICULTURELLE A UNE ECHELLE REGIONALE – LA FEDERATION OF SOUTHERN COOPERATIVES
Des îles qui forment des archipels : « Le Mouvement des coopératives du Sud de la fin des années 1960 occupa un espace entre le mouvement pour les droits civiques et le mouvement Black Power. Dans la lignée de Carver, la FSC forma les membres des coopératives à une foule de techniques… »
Naturellement en butte au racisme : « Les coopératives telles celles organisées dans la FSC constituaient une menace pour les structures du pouvoir blanc… qui essayèrent de détruire le mouvement coopératif, par des enquêtes injustifiées, un empêchement au transport des produits, … »
S’INSPIRER DU PASSE POUR UNE SOUVERAINETE ALIMENTAIRE FUTURE – LE DETROIT BLACK COMMUNITY FOOD SECURITY NETWORK
Nous arrivons à l’exemple de Détroit : « Aujourd’hui, Détroit est un site majeur de l’agriculture urbaine et des systèmes alimentaires ancrés dans les communautés. »
Malik Yakini, fondateur du DBCFSN : « Nos efforts pour promouvoir une agriculture coopérative sont essentiellement conçus pour amener les personnes à réfléchir au-delà de la logique du capitalisme… »
Une ferme prolifique : « En pleine saison 2016, la D-Town Farm produisait plus de trente plantes différentes… un spectre d’une ampleur inhabituelle pour une ferme urbaine. »
Une stratégie de résistance : « cultiver sa propre nourriture » est devenu une stratégie de résistance mais également une façon de mettre en œuvre une vision d’avenir.
Pour décrire comment vivre sur les ruines du capitalisme (Traces 99 et 100), White se fait lyrique : « Les membres du DBCFSN et leurs allié.es ont décidé, plutôt que de prononcer l’éloge funèbre de la ville, de transformer le processus de décomposition en compost nourricier, de rebâtir sur les résidus de la ville d’autrefois, en récupérant des terres disponibles, des espaces inutilisés et en réactivant l’ingéniosité toujours présente, pour les transformer en jardins emplis de musique, de nourriture, d’art, d’éducation et de célébration de l’avenir. »
Parler des USA, c’est aussi parler de murs, de frontières : nos prochaines Traces.