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Billet de blog 9 mars 2025

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Trace 180-Peur 1

« Si le désir d’éviter un mal futur est réduit par la peur d’un autre mal, de façon qu’on ne sache plus ce qu’on veut, alors la crainte s’appelle consternation, principalement quand l’un et l’autre maux dont on a peur sont parmi les plus grands » Spinoza

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Comme pour le précédent sujet, l’improvisation, j’embarque pour évoquer une chose simple, et vient tout un univers de pensées …

Au départ de ce thème, le livre de François Terrasson : « La peur de la nature – Au plus profond de notre inconscient, les vraies causes de la destruction de la nature » (1988-rééd. 2007). Livre d’un naturaliste ardent défenseur des bocages (voir Traces 172 et 173) : « Ce que le remembrement efface, ce n’est pas seulement les anciennes limites, les anciens chemins, les arbres et les papillons, c’est la possibilité pour l’homme et la nature de coexister, de cohabiter. Le remembrement n’est pas une opération d’aménagement rural !… Le remembrement est d’abord une machine à introduire un changement culturel contre nature ! » FT

Son livre, mû par la rage contre les aménageurs, exprime en termes simples, d’aucuns diront simplistes, le pourquoi de notre destruction de la nature.

On n’en voudra pas à Terrasson d’employer si ingénument le mot « nature », en 1988. « Par-delà nature et culture », de Philippe Descola est sorti en 2005 (Voir Trace 224 à venir). « Jardin en mouvement » de Gilles Clément n’est sorti qu’en 1991, « Le Sauvage et l'artifice, les Japonais devant la nature » d’Augustin Berque, (Trace 192 à venir) en 1997, pour situer.

Puis, la lecture du « Valet noir-Vers une écologie du récit » (2021), de Jean-Christophe Cavallin nous confrontera encore avec la peur, donnant le regard d’un lettré, cette fois, mais avec des points communs, dont l’appel aux contes, au Diable même !

Aujourd’hui, la peur s’est en partie muée en éco-anxiété, jusqu’à nous paralyser, suivant Emma Haziza (Trace 162). La pandémie de Covid 19 fut une belle occasion de jouer avec le concept de peur : jusqu’où peut-on dire, comme le hussard de Giono, que ce n’est pas le choléra qui tue, mais la peur ? « La peur est capable de tout et elle tue sans pitié, attention ! » JG.

La peur est activée par qui veut le pouvoir. Mais qui, pour la désactiver ? Nous irons, plus tard, à la rencontre de sociologues, de psychologues, de philosophes.

Un Occident paralysé par la peur de voir dégringoler son « niveau de vie », quand c’est bien le maintien de cette vie-là qui détruit les conditions mêmes de son existence sur terre. Se désarrimer de ces peurs-là est la condition sine qua non pour avancer.

 « Si le désir d’éviter un mal futur est réduit par la peur d’un autre mal, de façon qu’on ne sache plus ce qu’on veut, alors la crainte s’appelle consternation, principalement quand l’un et l’autre maux dont on a peur sont parmi les plus grands » Spinoza

D’accord, le vilain capitalisme détruit la nature. Mais la question demeure : comment se l’est-il permis ? Essai de réponse ici : la peur.

Lecture du livre de Terrasson : En exergue : « Nous faisons périr le corps de la nature en oubliant que c’est le nôtre » Ibrahim al Koni.

D’abord vient le triste constat : « Il y a des cultures qui font l’apartheid de la nature, qui ne la supportent pas, qui ont besoin de s’en séparer, de la dominer. Il y en a d’autres qui, sans renoncer à modifier le milieu, ont choisi la coopération, l’équilibre. Les premières sont fières de leurs terres nues et infinies. Les deuxièmes sont attachées sentimentalement à leurs chemins et à leurs bois. Ce sont les premières qui sont en train de gagner. » FT

Nature encensée, mais redoutée aussi, comme une nuit en forêt nous le démontre aisément : « Suscitant la peur chez beaucoup de nos concitoyens, qui d’ailleurs s’en défendent, mais le manifestent dans leurs comportements, la nature nous met face à nous-même, à notre inconscient, pourvoyeur de rêves et de fantasmes. » FT

Pour le résumer : « La nature produit comme effet principal l’éveil de la pensée émotionnelle. Celle-ci, surtout dans nos civilisations, est largement reléguée dans l’inconscient. L’inconscient ne parle pas le langage que nous utilisons d’habitude. Il parle le langage de la sibylle, le langage des légendes, des mythes et des rêves. C’est-à-dire un moyen de communication construit non avec des mots, mais avec des symboles. » FT

Un symbole ? L’exemple de la source : « Nous verrons la source symboliser toujours le lien qui peut exister entre des domaines apparemment irréductibles : clair-sombre, profond-élevé, conscient-inconscient, émotionnel-rationnel. La source représente la vie naissant de l’union des contraires.

Il peut y avoir à l’idée qu’il est bon de résoudre des contraires. Cela peut susciter inversement un sentiment de crainte formidable à l’idée que deux compartiments qui devraient être étanches se mettent soudain à communiquer. Et dans ce dernier cas, c’est la peur ! Peur des émotions explosant depuis les zones obscures, peur des instincts (sexuels par exemple), peur de la nature. » FT

La nature, de l’émotivité refoulée ? « Il est temps de nous souvenir de cette définition de la nature qui semble avoir été adoptée, sans concertation, par tous les peuples de la planète. La nature, c’est ce qui marche sans nous, ce qui fonctionne sans notre intervention, ce qui ne dépend pas de notre volonté. Comme nos désirs, comme nos passions, amours et détestations, pulsions sexuelles ou agressives. De la nature à l’intérieur de l’homme, voilà ce que c’est./…/ Les sociétés qui détruisent la nature sont aussi des sociétés de répression émotive. » FT

Si l’on se réfère aux contes, à l’histoire du chevalier et du dragon : « Remettre droit, redessiner, contraindre, contrôler, abattre, détruire, forcer le passage. C’est notre brave brute de chevalier qui travaille sous la cervelle. Suivre, composer avec, collaborer, s’insérer en douceur, c’est la voix du cheval magique qui n’est pas encore éteinte et qui trace le chemin de l’accord avec les forces non volontaires. » FT

C’est notre regard lui-même qui doit être interrogé : « C’est notre regard qui définit le côté attrayant ou répulsif des divers aspects de la nature. Sorcière hideuse, dragon puant ou belle jeune fille, c’est nous qui faisons le choix. Il n’y a pas un absolu qui nous observe prêt à nous dévorer ou à nous aider, mais une formidable puissance sans âge qui va se modeler suivant notre regard. » FT

Ici Terrasson fait référence à son lieu de naissance, au cœur de la forêt de Tronçais : « Il n’est sans doute pas anodin de naître en un lieu où les croyances nous entraînent à subodorer derrière les oppositions apparentes des solidarités plus essentielles. Des profondeurs au ciel, de l’inconscient à la pensée claire, de l’émotion à l’intelligence, de la nature à la culture, de la source souterraine à l’épanouissement visible, il y a pour certains une continuité qui les empêche aussi de voir les composants de la faune et de la flore, les éléments sauvages et les forces indifférenciées, comme des ennemis à combattre coûte que coûte. » FT

Un autre symbole fort, le diable : « Notre diable habituel … vit sous terre, dans les flammes : nous avons un parfait symbole de l’émotivité inconsciente… Avec l’aide d’idées issues des religions, le diable a été forgé à l’image de ce qui doit disparaître, de ce qui n’a pas droit à l’existence. Et malheureusement, l’identification des symboles du diable reflète toujours l’horreur de ce qui ne dépend pas de nous, du mouvement spontané de la force animale, de l’élan de vie sans contrainte./…/ Vivre près du diable, …c’est sentir, voir, le côté effrayant de la nature en même temps que son aspect bénéfique, et à force de tremper dedans, se familiariser, s’habituer, s’accommoder, dans une métaphysique de la nécessité des contraires. » FT

Aménageurs de tous ordres, voilà votre credo: « Faire propre », dirait Eric Lenoir : « Si l’on devait résumer en une seule formule symbolique le frisson de l’angoisse moderne devant la nature, on pourrait dire : TERREUR DE L’ORGANIQUE. C’est le maître slogan peint en lettres invisibles sur nos tracteurs, gravé au fronton de nos tours, tatoué sur le cœur de nos grands technocrates. Nettoyez-moi tout ça ! »  FT

De fait, selon Wikipédia : « … lorsque la commission scientifique présidée par Terrasson avait fini dans un débat technique d’aménagement, par démontrer chiffres à l’appui à ses interlocuteurs issus des entreprises, des collectivités et des administrations l’intérêt de conserver des haies et leur biodiversité dans un bocage, par rapport au choix de les araser, ces interlocuteurs, à court d’arguments rationnels, finissaient par soupirer ah oui, mais tout de même, ça ne fait pas propre dans le paysage » W.

La conclusion pourrait être : « La beauté de la nature est dans la relation que nous entretenons avec elle. Chacun trouve beau ce qui correspond à son organisation émotionnelle. Et laid ce qui la choque. Tous ceux dont la formule émotionnelle rejette l’organique sont condamnés à avoir peur de la nature. » FT

Nous aurons peur bientôt, avec Jean-Christophe Cavallin, pour changer.

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