De Jean-Christophe Cavallin, voici quelques extraits de « Valet noir – Vers une écologie du récit » (2021). La peur dont parla Terrasson, dans le texte précédent, est l’aiguillon même du livre : que faire de cette peur ? Le lettré rejoint parfois le biologiste, avec la même vigueur. Mais si le premier porte le deuil des haies, le second porte celui de sa grand-mère, immigrée de la Vénétie en Lot-et-Garonne.
« L’anthropocène n’a rien à voir avec une ère géologique ; c’est la métaphore obsédante d’une angoisse documentée qui ne laisse pas l’esprit dormir. Il y a celles et ceux qui y sont déjà entrés ; il y a celles et ceux qui s’y noient entièrement, en perdent le repos, y perdent la mesure ; et il y a celles et ceux qui vivent encore comme avant, curieusement échappés à sa cloche d’insomnie. » JFC
L’ambition de ce beau et riche livre qu’est « Valet noir » déborde largement notre propos du jour, la peur, mais son exergue ne trompe pas : « I will show you fear in an handful of dust » T.S.Eliot.
J’espère, le résumant ainsi, ne pas le trahir. Ici un entretien avec Cavallin : https://diacritik.com/2021/05/03/le-chien-le-rat-et-le-heron-valet-noir-vers-une-ecologie-du-recit/
Cavallin distingue trois peurs, semblables à première vue : celle du jeune indien, celle d’Isidore Escarnot, jeune paysan du XIXème siècle, celle de son père enfin : « Mon père avait peur en forêt. Je repense à cette peur à cause de Lévy-Bruhl qui raconte l’initiation d’un jeune chasseur indien des plaines de Californie. Au moment de la puberté, l’enfant quitte le village et s’enfonce dans les solitudes. Il cherche à y intéresser quelque puissance invisible susceptible de l’éduquer/…/ Tous les soirs après l’école, mon père menait paître les vaches dans le bois de Récaillau jusqu’à la tombée de la nuit. Il avait huit ou dix ans et la forêt lui faisait peur. Il se terrait sous un arbre, son chien serré contre lui, sur le bord de la Baïse./…/ L’enfant Wintu a peur sans doute, mais il n’est pas seul dans les solitudes. IL A PEUR ET IL DESIRE. Il sait pourquoi il est ici…. A l’inverse la peur de papa ne promet aucune maîtrise…Il n’a que deux éducateurs : l’Eglise et l’Ecole publique. L’une ne lit que dans le ciel, l’autre ne lit que dans les livres. Elles ne fréquentent que la culture et refoulent à leurs frontières l’infréquentable « nature » que l’alphabétisation produit comme refoulé à mesure qu’elle se fortifie. » JCC
Un conte effrayant : « Il y avait à Aurenque un meunier et une meunière qui avaient une fille unique. Chaque soir, après dîner, ils l’envoyaient garder les vaches dans un pré au bord de l’eau. Comme elle avait peur de la nuit, elle se blottissait dans un saule creux et priait la bonne Vierge en serrant son chien contre sa poitrine. – Une nuit qu’elle prie de la sorte, un démon irrité surgit du saule creux, lui colle une paire de gifles et lui donne un pou pour mari. » Jean-François Bladé « Contes populaires de la Gascogne » (1886)
La peur comme parcours nécessaire ? « Isidore Escarnot, qui dicta une partie des contes à Bladé, a peur la nuit, quand il ramène ses vaches et traverse la forêt, mais sa peur est bardée d’histoires. Son savoir des lieux l’immunise….La peur qu’éprouve Isidore est l’inverse d’un mutisme : C’EST LA CONDITION D’UN DIALOGUE AVEC LES LIEUX QU’IL FREQUENTE et dont les nombreux habitants tissent son écologie….Les contes qu’il avait appris enfant cultivaient sa diplomatie avec le monde alentour. » JCC
« Les contes leur rappelaient qu’ils n’étaient pas propriétaires du monde qu’ils habitaient, qu’il était peuplé avant eux de tout un tas de personnes, y compris des animaux, des fantômes, des loups-garous, auxquels il fallait s’accorder pour vivre en bonne intelligence. Un paysan était cela : quelqu’un qui cultive un pays – du geste et de la parole. » JCC
Qu’en est-il de nous ? « Cette peur est notre lot. Nous avons peur du monde autour et du monde devant nous…. Nous disons apocalypse, anthropocène, effondrement…L’APOCALYPSE A EU LIEU. NOUS AVONS PERDU LE MONDE DONT NOUS CRAIGNONS L’EFFONDREMENT ET Y SOMMES POUR QUELQUE CHOSE. » JCC
La Gaïa de Latour (T176) n’est pas loin : « Comme mon père au bord du bois, une peur sans nom nous saisit chaque fois que nous touchons, par force et bien malgré nous, aux limites de notre puissance. Cette terreur qui nous saisit n’est pas la peur de l’inconnu, mais d’une chose qui retourne après un long refoulement./…/Nous barricadons nos frontières, nos quotidiens conditionnés contre les quelques survivants qui nous arrivent du Grand Dehors…. Tout conspire à nous nuire et devient forêt sombre. » JCC
La peur qui vient à nous est patiente : « En s’enfermant dans la Cité, l’homme a créé le cauchemar dont la Cité était censée éloigner de lui l’épouvante : une Nature effrénée, déréglée, livrée au chaos./…/ De la mythique archaïque, via la « mythologie poétique » des Grecs, jusqu’à nos fictions littéraires, un oubli du monde a eu lieu. Peut-être plus qu’un oubli : une laborieuse amnésie, un refoulement actif. » JCC
Elle attend de nous une réponse : « L’émergence d’un nouveau monde pourrait bien contraindre nos imaginaires à reprendre du service. » JCC
Mais avant tout une attention : « L’homme a domestiqué le monde et se retrouve partout chez lui dans l’immensité d’un cosmos réduit aux dimensions d’une humaine domus. Cette domestication entraîne un effondrement de l’aesthesis (perception) et de la présence au monde : n’ayant plus rien à redouter du milieu anthropisé dont il est « maître et possesseur », l’homme n’y fait plus attention. C’était sa crainte impuissante qui faisait exister le monde. » JCC
Que serait une écologie du récit ? « Le monde passe par des cycles de plénitude et de déplétion. L’homme, en y versant ses chants, contribue à son renouveau, en conjure l’extinction. L’écologie du récit cherche une littérature qui puisse contribuer à la création continuée, au renouvellement du monde. Chaque vivant se reproduit et, ce faisant, produit du monde (de l’oxygène, de l’aliment, de l’habitat pour tous les autres). Seul l’homme s’est isolé et ne produit plus que du monde humain, inutile ou nuisible à tous. » JCC
Pour sortir des fictions anthropocentrées : « L’angoisse du grand Dehors, c’est notre cœur et notre esprit dans un contexte qui les augmente, une écologie de l’imaginaire qui les oblige à un travail plus inconfortable et plus angoissant que leurs charades de salon. » JCC
Et aussi, enfin, de l’illusion du monde moderne : « Ce ne fut pas par erreur que la science et la raison ont désenchanté le monde. Il fallait le désenchanter pour le mettre en coupe réglée, le changer en matériau, en extraire des ressources. Un monde enchanté est un monde hanté. Une nécessaire unité confond le charme qu’il opère et la terreur qu’il provoque. » JCC
En quel sens cette peur est une chance : « Participation mystique au monde, c’est la belle définition que Hillman donne de la panique – la peur que déclenche Pan. « L’assicuration de la vie » pratiquée par l’Etat moderne nous anesthésiait au monde. La panique qui revient est à tous les sens une apocalypse : destruction et révélation. Son choc nous accouche au monde. On se retrouve partie du Tout qui, en grec, se disait Pan. Partie à vif d’un Tout vivant./…/ La peur est une incarnation. J’ai peur : je suis dans mon corps. Dans mon corps et dans ce monde. Ce qui le touche me touche. » JCC
D’où l’appel de Cavallin : « Ce contre quoi on ne peut rien, ce qu’on ne saurait changer, il faut apprendre à faire avec, autrement dit lui donner sens : faire un remède du poison, du venin un antidote. /…/ Il faut beaucoup de gens pour transformer le monde. Il faut beaucoup de récits pour en changer le sens ou la présence en nous. » JCC
L’imagination comme art martial : « IL FAUT ATTIRER LA PEUR POUR EN ORCHESTRER LA FORCE. » JCC
« Un matin, j’ai compris que l’apprentissage panique était fini : je n’avais plus peur de la vie. Pan me couvrait désormais de frissons heureux comme le vent sur la mer ». J.Giono
Le message de Giono est à tempérer : «Maintenant l’ordre du monde auquel notre peur doit nous rendre, ce n’est pas l’ordre cosmique, mais l’ordre hybridé de désordres dans quoi l’on ne distingue plus la part de la nature d’avec la part des hommes…. Il va falloir aimer le monde qui s’annonce comme Giono aimait le cycle des saisons et les gestes purs du monde paysan. » JCC
Peur finalement thérapeutique ? « La crise écologique actuelle est aussi la conséquence d’une pathologie de l’imagination. » JCC
Vous avez peur ? C’est l’heure de la synthèse. Pour la pub, Facebook s’en charge. La peur reviendra juste après, promis, et nous essaierons d’en sortir ensemble.