Voilà le troisième épisode consacré à la lecture de « L’ŒIL DE L’ETAT - MODERNISER, UNIFORMISER, DETRUIRE », de James C. Scott. J’enjamberai le chapitre consacré aux problématiques de formation du Parti révolutionnaire, pour aller vers des chapitres liés à l’agriculture, plus actuels, quand s’ouvre aujourd’hui le débat à l’assemblée sur la loi de « simplification » : https://reseauactionclimat.org/projet-de-loi-de-simplification-de-la-vie-economique-un-recul-pour-la-democratie-et-lenvironnement/
III – L’INGENIERIE SOCIALE DE LA PRODUCTION RURALE ET DU REAMENAGEMENT DES CAMPAGNES
Nous n’avons jamais été aussi transparents, aux yeux de l’Etat : « La lisibilité est nécessaire à la manipulation. Toute forme d’intervention quelque peu importante de l’Etat sur la société nécessite au préalable de définir des unités visibles. »
Déjà Pierre-Joseph Proudhon écrivait: « Etre gouverné, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, règlementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé… Etre gouverné, c’est être à chaque opération, à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, apostillé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé. » Le même professe : « La souveraineté de la volonté cède devant la souveraineté de la raison, et finira par s'anéantir dans un socialisme scientifique », phrase opposant raison et volonté, comme celle d’Antonio Gramsci : « Je suis pessimiste par la raison, et optimiste par la volonté », qui nous sert d’étendard.
Deux utopies, deux échecs : « On examinera en détail deux projets bien connus de simplification agraire – la collectivisation en Union Soviétique et les villages ujamaa en Tanzanie – en essayant d’identifier à la fois leur logique politique plus large et les raisons permettant d’expliquer leurs nombreuses défaillances comme systèmes de production. »
Nous lirons un jour « Zomia ou l’art de ne pas être gouverné » : « Selon Edmund Leach, en Birmanie, toutes les implantations en rizière, assez denses et à portée de la capitale constituaient « le royaume », et tout le reste, même lorsque l’éloignement de la capitale était faible, comme des « espaces non étatiques ».
Anna Tsing, dans « Friction » (Traces 189-190), a décrit les Meratus : « Ils vivaient dans une région qui « avait jusqu’à présent échappé à la clarté et à la visibilité nécessaires aux schémas de développement modèles. »Elle en déduisait que : « Immobiliser les Meratus était une condition nécessaire à leur surveillance et au développement tel qu’envisagé par l’Etat, mais une grande partie de leur identité en tant que peuple dépendait justement de leur « mobilité sans entraves ».
Un peu comme les paysans sabins, décrits dans les « Indie di quaggiù » (Trace 368) , les Meratus étaient ainsi présentés : « Leurs civilisateurs en puissance les qualifiaient de « pas encore arrangés » ou « pas encore ordonnés » , ou encore « pas encore présentés à la religion » et leurs pratiques agricoles étaient décrites comme « une agriculture désordonnée ». «
Les Américains ont pratiqué un accès plutôt violent à la lisibilité : « C’est une manière plausible de décrire l’emploi de l’agent orange pour défolier de grandes parcelles de forêt pendant la guerre du Vietnam, rendant ainsi la forêt lisible … »
Mais des projets porteurs de promesses généreuses ont souvent mené au pire : « La concentration de populations dans des zones de peuplement planifiées n’a ainsi pas toujours produit ce que les planificateurs avaient imaginé, mais elle a presque toujours perturbé ou détruit les communautés en place dont la cohésion relevait principalement de pratiques et ressources non étatiques. »
6 – COLLECTIVISATION SOVIETIQUE, REVES CAPITALISTES
Il y a un siècle l’URSS regardait avec admiration le capitalisme américain… une longue histoire d’amour mutuel, on dirait.
UN FETICHE AMERICANO-SOVIETIQUE : L’AGRICULTURE INDUSTRIELLE.
Remarque : c’est exactement le type d’agriculture vers laquelle pousse la récente loi d’orientation agricole du 24 mars 2025.
Selon Richard Stites : « Comme dans toutes les utopies, ses organisateurs décrivaient celle-ci en termes rationnels et symétriques, dans le langage mathématique de la planification, des données de contrôle, des statistiques, des projections et des commandes précises. Et comme dans la vision des colonies militaires, auxquelles le plan utopique ressemblait de loin, une façade rationnelle masquait un océan de misère, de désordre, de chaos, de corruption et de bizarrerie. »
Un exemple aux Etats-Unis : « La ferme Campbell, de 39 000 hectares, fondée en 1918, ne fournit en aucun cas la preuve de la supériorité des fermes industrielles sur les exploitations familiales en terme d’efficacité et de profitabilité. » Sera suivi en URSS, après un brain-storming à Chicago : « Ce sont 200 000 hectares de terre vierge, dont on imagine l’exploitation en deux semaines, dans une chambre d’hôtel à Chicago, en décembre 1928…Ces plans étaient conçus pour un lieu abstrait, théorique. »
Avec le même réultat désastreux : « Le sovkhoze géant appelé Verblud, s’établit bien à proximité de Rostov sur le Don. En tant que projet économique, l’entreprise fut un échec retentissant. »
LA COLLECTIVISATION EN UNION SOVIETIQUE
Scott dénonce : « Le fait que l’agriculture collectivisée ait persisté si longtemps est imputable non pas au plan devisé par l’Etat mais aux improvisations, au marché gris, au troc et à l’ingéniosité qui en ont en partie compensé les échecs. » Comme le dira en 1989 une femme de Novossibirsk : « Comment croyez-vous que les gens des campagnes aient réussi à survivre à soixante ans de collectivisation ? S’ils n’avaient pas fait usage d’initiative et d’intelligence, ils n’auraient pas tenu. »
Dits rationnels, les plans sont démentiels : « Ils divisèrent le projet de 80000 hectares en trente deux carrés égaux de 2500 hectares chacun, un carré formant un kolkhoze. « Les carrés furent dessinés sur une carte sans faire la moindre référence aux villages existants ni aux implantations, aux rivières, aux collines, aux marécages ou à quelque autre caractéristique démographique ou topographique du terrain que ce soit. »
Comme aujourd’hui : « Les planificateurs favorisaient clairement la monoculture et une division du travail stricte et poussée. »
Un monde paysan disparaît : « La taverne, les foires et les marchés ruraux, l’église et le moulin rural disparurent et à leur place furent érigés le bureau du kolkhoze, la salle de réunions publiques et l’école. Les espaces publics non étatiques disparurent au profit des espaces étatiques… »
Eloigner la prise de décision du lieu d’action, c’est l’erreur soviétique, c’est aussi ce que pratiquent de nos jours en France les coopératives forestières : « L’Etat-parti construisit une économie rurale où toutes les décisions devaient être prises de manière centralisée. »
Résultat : « La capacité de l’Etat à réaliser sa vision … demeura proche de zéro. »
7 – VILLAGISATION FORCEE EN TANZANIE : ESTHETIQUE ET MINIATURISATION
Au départ, une utopie généreuse, bien vite un désastre autoritaire : « L’objectif à peine voilé de la villagisation était la réorganisation des communautés humaines dans le but d’exercer sur elles un contrôle politique plus efficace et de faciliter les nouvelles formes d’agriculture communale développées à l’échelle du pays. »
Comme prévu : « A l’instar des fermes collectives soviétiques, les villages ujamaa furent des échecs économiques et écologiques. »
Encore une fois des plans trop loin du sol : « Les plans, promulgués sans la moindre concertation, étaient fondés sur des hypothèses abstraites concernant l’utilisation des machines, le taux de défrichement des sols et un nouveau régime de culture… »
Après un appel au volontariat, la coercition s’installe : « En 1973, Nyerere mit la machinerie de l’Etat dans son ensemble au service d’une villagisation obligatoire et universelle. »
Une politique méprisante, contraire aux savoirs enracinés, est imposée : « Le village planifié moderne constituait essentiellement en Tanzanie la négation point par point des pratiques rurales existantes, qui incluaient la pratique de la jachère, le pastoralisme, la polyculture, … La prémisse sous-jacente à la politique agricole de Nyerere voulait que les pratiques des cultivateurs et des bergers africains fussent arriérées, non scientifiques, inefficaces et écologiquement irresponsables. »
Comme nous l’avons vu avec Nastassja Martin (Trace 224) et Charles Stépanoff (Traces 417 à 419) en Sibérie, mêmes effets en Tanzanie : « Chez les Massaï, qui étaient très mobiles, et les autres groupes pastoraux, le programme de création de ranchs ujamaa rassemblant le bétail en un lieu unique entraîna un véritable désastre pour la conservation des prairies et les moyens de subsistance des bergers. »
CONCLUSION
Les projets étudiés s’affrontent à une résistance : « Toute tentative de planifier intégralement un village, une ville, ou bien d’ailleurs une langue, est certaine de se heurter à la même réalité sociale. Un village, une ville ou une langue sont le produit construit en commun et en partie imprévu de très nombreux acteurs et actrices. »
Paradoxalement, cet envers fait vivre l’endroit : « Quasiment toutes les nouvelles capitales ont donné naissance, corollaires inévitables à leurs structures officielles, à d’autres villes, bien plus « désordonnées » et complexes qui permettent à la ville officielle de fonctionner. » Ce qui fait penser à certaines des villes invisibles d’Italo Calvino.
Dernière lecture bientôt : la « mètis » comme solution.