Valéry : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »
Cette phrase figurait en exergue à cette recherche, où, hardiment, nous annoncions la naissance d’une nouvelle civilisation. Toutes n’ont pas laissé de traces monumentales : comme le rappelaient J .C.Scott (T113) et Graeber et Wengrow (T114 et 115) c’est là le fait des sociétés fortement hiérarchisées, comme la nôtre. Des autres, nous savons peu, et les supposerons plus heureuses peut-être, plus axées sur le présent que sur un futur chimérique…
L’économie circulaire, avant d’être le slogan ressassé, a toujours existé, et les monuments abandonnés par la chute des empires ont toujours revécu, d’une manière ou d’une autre.
Comment cuisiner les restes bâtis de notre civilisation, une fois qu’elle aura chu, voilà le thème de ces deux Traces.
Passé au cours de ma vie de Bordeaux à Arles, puis de Lucques à Rome, j’ai vu le sort réservé aux amphithéâtres romains de ces 4 villes, parmi 230 autres.
Bastien Lefebvre s’est intéressé aux différents modèles de réutilisation des amphithéâtres romains :
http://mappemonde-archive.mgm.fr/num29/articles/art11102.pdf
Les 4 exemples précédents illustrent assez bien les différents sorts identifiés par Lefebvre :
Bordeaux : Le nom même de Palais Gallien permet de discerner l’histoire : le statut de monument historique attribué au XIXème siècle a permis de sauver le peu qui restait de ce qui fut réserve de pierres et de briques. C’est l’occasion de dire la forte capacité de réemploi de ces deux matériaux, à l’inverse du béton armé. La trace subtile qui réside dans le tissu urbain est perceptible sur la vue aérienne.
Arles : Les arènes furent investies d’un rôle de forteresse, flanquées de tours, puis accueillirent plus de 200 maisons et deux chapelles, avant de revenir à leur usage premier au XIXème siècle, redevenant le centre de la vie festive de la ville.
Lucca : Aujourd’hui un haut lieu de la vie et du tourisme lucquois, « La place Anfiteatro fut créée au Moyen Âge, à cette époque elle était appelée « parlascio », terme qui désignait le lieu où se tenaient les réunions des citoyens. Elle fut progressivement remplie de constructions d'utilisation très différentes comme des dépôts, poudrière, prison…Au XIX° siècle, il fut décidé de libérer l'espace de l'arène des petites constructions qui s'y pressaient et de lui rendre sa forme elliptique. Le nouvel espace urbain fut utilisé pour les marchés citadins. » Wiki
Roma : Sur le Colisée, écoutons encore une fois Giovanni Michelucci : «J’ai vu une petite église romane que le restaurateur avait reprise en la libérant de tous les ornements ajoutés dans les époques successives, avec le résultat d’en faire un objet précieux pour l’admiration et l’étude. A l’exemple de l’église médiévale, il me vient d’opposer le plan du Pape Sixte V qui prévoyait d’installer des ateliers et des boutiques (et aussi des habitations gratuites pour les mendiants) dans les caves du Colisée. Un plan qui, s’il avait été réalisé, aurait enrichi la ville d’un nouvel espace social dynamique, et le Colisée ne serait pas ainsi devenu une ruine solitaire, étrangère à la vie de la ville. Il y a deux façons opposées d’intervenir sur les édifices anciens et sur les centres historiques : des deux laquelle est juste ? C’est évident que mon intérêt pour les valeurs de la vie m’incline à préférer la seconde manière ; toutefois je ne me sentirai pas de prononcer un jugement absolu tant je reconnais des aspects positifs à la première manière. » GM
« Mon intérêt pour les valeurs de la vie ...», disait Michelucci. Il est évident que n’importe quel bâtiment bien construit, fût-ce pour servir d’hospice ou de couvent, peut accueillir d’autres emplois, mais il faut remarquer que ce sont souvent des musées qui prennent alors place, limitant en cela la vie à une présence touristique. Aussi, on ne peut que se réjouir quand des exemples de lieux vivants se multiplient, comme à :
Brest : https://www.ateliersdescapucins.fr/fr ,
Marseille : https://www.atelier-juxtapoz.fr/lecouventlevat
Ou Yerres : https://www.europeanheritagedays.com/fr/node/312219 : Création de 23 logements d'insertion très sociaux dans les anciens bâtiments du couvent. Ces logements seront à la fois conçus pour accueillir des personnes âgées et/ou handicapés, des familles, des jeunes travailleurs. Il s'agit d'une résidence à la fois très sociale et intergénérationnelle...
Les couvents couvent donc…
Tous les empires n’ont pas laissé de traces aussi belles que l’empire romain. Le troisième Reich a parsemé l’Europe de bunkers. Rien qu’en France, 8000, dont la construction aura enrichi bien des entreprises locales, et enlaidi les côtes.
La base sous-marine de Bordeaux a hanté mon enfance, peu après que son vain bombardement ait causé tant de morts dans la ville : 600 000 tonnes de béton, pour un ensemble de 245x 162x20 m, qui n’était même pas achevé à la chute du Reich nazi. Aujourd’hui, il sert de salle de projections immersives : soit.
https://www.bassins-lumieres.com/
Certains ont tenté d’habiter un bunker. Encore une fois, écoutons Giovanni Michelucci, livrant un tendre portrait : « J’ai vu un jour dans une pinède proche de la côte toscane un bunker, vestige de la guerre, transformé par quelqu’un en habitation-refuge. Au dehors, un petit espace pour séjourner en plein air, délimité par une pergola. A l’écart, appuyée à une des parois du bunker, avait été installée une cuisine un peu à l’étroit, protégée par des tôles rouillées et tordues. Complétant le tableau, non loin, un prie-Dieu placé devant une image assez indéchiffrable peinte au minium. Un ensemble évidemment fait de matériaux abandonnés. Tout cela ne pouvait prétendre être une maison, mais contenait en soi beaucoup d’idées efficaces et d’indications sur la façon, peut-être la seule vraie et morale, de concevoir une quelconque maison, grande ou petite, pauvre ou riche. » GM
Mais non, le troisième Reich n’est pas ré-habitable, l’absence totale d’ouvertures des « blockhaus » est bien la transcription littérale d’un projet totalitaire. Espérons que son inspiration néfaste soit aussi inhabitable.
Angkor : autre empire, autres ruines, autrement ré-habitées, d’arbres, et de singes.
Selon l’UNESCO :
https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000221020_fre/PDF/220956fre.pdf.multi.nameddest=221020
Tout va bien : « Les arbres qui entrelacent les pierres de leurs racines contribuent depuis longtemps à donner une atmosphère particulière à ce temple. Cela explique que les consolidations et restaurations accomplies, ou en cours, laissent largement ce monument dans son « état naturel », produit de la ruine des siècles. »
Selon Patrick Boucheron : «L’étreinte végétale n’exprime nullement, au Cambodge, la revanche d’une nature conquérante sur l’orgueil bâtisseur des hommes, une sorte de châtiment de Babel inexorable et lent, mais tout au contraire la poursuite du grand chant bouddhiste de l’impermanence du monde, une manière de revanche oui, mais non pas de la nature sur la culture, tout au contraire d’une culture discrète, frêle, obstinée et cruelle qui consiste dans ce geste de pleine puissance, l’exact contraire de la force : peser le moins possible sur la Terre, frôler juste ce que les inscriptions khmères appellent « la surface d’en bas ». » PB et Mathieu Riboulet , « Nous sommes ici, nous rêvons d’ailleurs » (2022)
Ce serait beau. Mais cela ne reflète-t-il pas finalement un point de vue très occidental ? Sébastien Preuil, dans « La ruine angkorienne et le fromager : une mise en cloche d’un paysage fantasmé synonyme d’inaction ? » (2019) tempère : « Il fallait satisfaire les visiteurs nourris par ces récits fantastiques et romancés d’écrivains ou d’explorateurs décrivant une citée noyée par la végétation. »SB
Et présente une réalité bien plus nuancée : d’une part les Cambodgiens, fiers à juste titre de ces architectures, se désolent de les voir envahies d’arbres. D’autre part, il arrive que les arbres, enserrant les ruines, loin de participer à leur ruine, les maintiennent debout.
Imaginer Paris ainsi, noyé, et envahi de plantes, comme le fait Alessandro Pignocchi, en couverture de « La cosmologie du futur » (2018) nous permet sans doute de mieux comprendre le point de vue des cambodgiens…Sortir de l’anthropocentrisme, au prix de l’ethnocentrisme, ne convient pas.
Il n’empêche, cette ré-habitation-là d’une ville fait rêver : « Ruines de Rome », de Pierre Senges (2002) est l’écho de cette rêverie. Prenant conscience qu’ « en temps ordinaire seul un acharnement de tous les instants empêche la ville de sombrer sous les arbres - et, sinon les arbres, les fougères, les mousses, les pissenlits, l’herbe-aux-gueux et la rue fétide. Seul un aveuglement tout aussi permanent permet d’oublier que, tous les ans, dans nos murs, vingt-sept mille grains de pollen de toutes espèces se déposent sur un seul centimètre carré. ». Le narrateur, rêvant d’Apocalypse, sait tromper son monde : « Le jardinier devra faire en sorte que chacun, se trompant, assimile son apocalypse aux jardins de Cythère ou d’Adonis, aux banquets de rose et de miel : il devra, comme ces petits trafiquants en quête de couverture honorable, dissimuler son apocalypse derrière des utopies agraires - peut-être aussi : écologiques, hippies, prêchant le naturel pour semer le poison. »PS
Dans le prochain texte, nous réinvestirons vigoureusement les temples de ce temps : supermarchés, stades, aéroports, gratte-ciels de bureaux….