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Billet de blog 11 février 2025

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Trace 149-Revivre 2

En 1976, déjà : « Le comité des délégués syndicaux (CSSC) de Lucas Aerospace Combine a  demandé à ses membres des moyens techniquement viables d'utiliser l'équipement existant et l'expertise humaine pour transformer des épées en socs, pour fabriquer des produits socialement utiles au lieu d'armes. Bientôt, ils avaient 150 idées"

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Des autos, des avions ? Nous n’en pouvons plus. Que feront ceux qui les fabriquent ?

Les « bullshit jobs », ces boulots qui ne servent à rien qu’augmenter un PIB, mesure plus corrélée à la destruction qu’au bien-être, devront eux aussi cesser.

L’épisode du confinement a montré, jusqu’à l’extrême, sur quoi repose cette société : les métiers du soin, ceux de l’entretien de nos cités, les enseignants, et bien sûr les métiers de l’alimentation, du paysan, du maraîcher au petit commerçant local. Et les autres, comment réexaminer leur rôle ? Sans les éliminer, bien sûr.

Vers quels métiers devront se diriger, sinon avec enthousiasme, du moins avec envie de l’exercer, des millions de travailleurs ? La question n’est pas facile. Son examen, prévu de longue date, coïncide avec la publication du dossier : L’ECOLOGIE RECRUTE, par la revue Socialter. Nous puiserons chez eux des idées.

Mais d’abord un exemple qui me tient à cœur : la reconversion des artisans qui creusaient des pirogues monoxyles, au Brésil, condamnés par l’arrivée des pirogues de plastique. José Zanine Caldas, par ailleurs architecte de centaines de maisons, les encouragea à employer leur savoir-faire à la fabrication de meubles travaillés dans des bois inutilisables en structure. (Photos Suély Ferreira da Siva). Exemple supposant un savoir-faire initial. On sait que le travail industriel n’utilise qu’une faible part du savoir-faire de chacun. En témoigne la pratique de la « perruque ».

Robert Kossmann, dans « Sorti d’usine – La  perruque un travail détourné » (2018), et dans un article,  https://www.lesutopiques.org/desobeissance-a-lusine-perruque-ouvriere/ décrit et raconte : « Toutes les formes de déviance: coulage de la production, absentéisme volontaire (macadam), sabotage (moins fréquent), refus de travail… existent dans les ateliers. Une des activités des plus courantes et des plus méconnues concerne « la perruque ».

On peut définir tout de suite la perruque : « C’est l’utilisation de matériaux et d’outils par un travailleur, sur le lieu de l’entreprise, pendant le temps de travail, dans le but de fabriquer ou transformer un objet en dehors de la production réglementaire de l’entreprise ».

– la perruque est modeste, le plus souvent utilitaire (réparation, bricolage).

– la perruque est désintéressée, elle ne rentre pas dans un système marchand.

– la perruque est ancienne (en 1674, Colbert prend une ordonnance contre).

– la perruque est moderne, en 1990 une enquête INSEE attestait du chiffre de 28% de pratiquants en milieu ouvrier ; de nombreux ouvriers à Solidaires Industrie, et ailleurs, sont créateurs de perruque en 2017.

– la perruque est internationale (France, Allemagne, Hongrie, Angleterre, Espagne, USA, Russie, et même en Chine de nos jours).

– la perruque, même si elle est genrée, est pratiquée largement par les ouvrières comme par les ouvriers.

La pratique de la perruque remet en cause la légitimité du pouvoir patronal à disposer de la propriété privée des moyens de production mais aussi à disposer de la plus-value dégagée par un temps de travail qu’il ne paye pas. En ce sens, elle est une forme, parmi d’autres, de la réappropriation d’un « surtravail non payé ».RK

Citant Miklos Haraszti, fraiseur dans une usine de tracteurs  en Hongrie dans les années 1970 : «  … A la place du sens aliéné, imposé du dehors par le salaire, viendrait l’extase du besoin authentique. Le travail en perruque précisément par son non-sens du point de vue de l’usine, est l’annonce tranquille et obstinée du besoin d’un travail stimulant, plus fort que tout autre, et serait la conviction que notre travail, notre vie et notre conscience sont gouvernés par nos propres buts. La Grande Perruque se ferait sur des machines, mais celles-ci seraient subordonnées par nos experts à la double exigence de nos besoins véritables et de nos libertés face à elles…. Nous produirions uniquement ce dont auraient besoin les travailleurs en perruque associés et qui nous permettrait de rester les travailleurs unis du travail en perruque. Et nous le produirions de façon mille fois plus efficace que tout ce qui se produit aujourd’hui. » » RK

Pourquoi  ce détour par la perruque ? Parce que nous doutons hélas de l’efficacité de toute mesure planificatrice venant d’en haut. Parce qu’il est difficile d’annoncer à celui qui fait des avions, des voitures, et qui en est fier, qu’il fera désormais des vélos, et comment les faire. Nous préférons ici imaginer qu’il appartient à chacun, dans l’atelier où il travaille et qu’il connait mieux que personne, d’imaginer comment utiliser les ressources de l’atelier, et son propre savoir-faire, pour produire des objets moins ruineux pour l’environnement, plus utiles à chacun, et dans la production desquels il pourra satisfaire davantage son besoin de créativité .

Qu’est le travail de l’autre ? Qu’en savons-nous ? Et donc, comment prétendre le modifier, nous ? De Primo Levi, qui faisait à sa manière des perruques avec le fil de cuivre récupéré dans l’atelier où il travaillait, ces quelques lignes extraites de « La clé à molette » (1978) : « Cette région illimitée qu’est la région de la tâche, du boulot, du job, du travail quotidien en somme, est moins connue que l’Antarctique et, par un lamentable et mystérieux phénomène, il arrive que ceux qui en parlent le plus et le plus bruyamment sont justement ceux-là qui l’ont le moins parcourue. » PL

De fait SOCIALTER a un peu de mal à départager dans son dossier les nobles envies de planification écologique, d’un appel à des initiatives. Parmi celles-ci, l’exemple éloquent du rapport établi en 1976 chez Lucas Aerospace, une entreprise d’armement alors en crise :

 https://www.marxist.com/lucas-aerospace-plan.htm

Donc, en 1976, déjà : « Le comité des délégués syndicaux (CSSC) de Lucas Aerospace Combine a  demandé à ses membres des moyens techniquement viables d'utiliser l'équipement existant et l'expertise humaine pour transformer des épées en socs, pour fabriquer des produits socialement utiles au lieu d'armes. Bientôt, ils avaient 150 idées. Finalement, ils ont rassemblé les propositions en 6 volumes, chacun d'environ 200 pages. Ils sont venus avec :

-Un système de survie. Les travailleurs ont découvert que 30% des personnes souffrant de crises cardiaques meurent avant d'arriver aux soins intensifs. Ils ont conçu un système de survie portable à utiliser dans une ambulance ou à côté d'une civière.

-Conscients de l'effet environnemental de la combustion de carburants carbonés, ils ont inventé une voiture hybride à batterie avec un petit moteur à combustion interne supplémentaire. Il s'agissait de pallier les problèmes posés par le transport et la recharge des batteries dans une voiture entièrement électrique.

-Un large éventail de technologies énergétiques alternatives telles que les éoliennes et les blocs d'alimentation universels pouvant être transformés en un nombre illimité d'utilisations dans les pays pauvres.

-Un véhicule route/rail qui a eu des tests réussis sur la ligne de chemin de fer East Kent.

-Des appareils de dialyse rénale.

-Un « hobcart » pour les enfants atteints de spina bifida. »

Rien de tout cela ne fut accepté par la direction.

Qu'est ce qui ne s'est pas bien passé? Avec la technologie, rien. Le Financial Times, Engineer et Guardian ont tous salué les projets. Le CSSC a même reçu une invitation à un comité du Sénat américain. L'enthousiasme des travailleurs a finalement été usé par les réponses évasives de la direction syndicale et la tendance du gouvernement travailliste à jeter le tout dans l'herbe haute … Le problème était le capitalisme. La direction de Lucas se faisait passer pour une idiote par son propre effectif, et ils le savaient. Ils ne voulaient pas libérer la créativité et l'énergie de leurs travailleurs même si l'alternative était l'effondrement. Finalement, Lucas a été repris et est passé sous propriété américaine. » Fred Mc Dowell.

Leçon de l’histoire : les travailleurs savent très bien ce qu’ils pourraient produire, et même vendre dans de bonnes conditions. Laissons-les faire !

Parmi les textes du dossier de Socialter, « Une industrie écologique est-elle possible ? » de Nicolas Celnik, nous renvoyant aux bio-régions (T45 et 46) : « Pour Schumacher , dans « Small is beautiful” (1973), repenser l’industrie implique de repenser son organisation géographique. Il envisage alors un maillage d’usines de petite taille sur l’ensemble du territoire, à l’inverse de la logique de concentration des moyens de production gigantesques dans quelques bassins spécialisés. Ces usines devraient pouvoir appliquer « des méthodes de production relativement simples, afin de réduire le plus possible le recours nécessaire à des personnes hautement qualifiées » écrit-il. Autrement dit : une industrie qui ne serait plus capable de produire certaines technologies de pointe, incompatibles, par nature, avec une société locale et écologique. Cette vision d’une transformation de l’industrie implique donc un certain nombre de choix de civilisation et nécessite de s’interroger sur nos besoins. Une industrie compatible avec une transition écologique radicale pourrait alors ressembler à une sorte de grand atelier où se croiseraient des artisans ayant retrouvé le savoir-faire que deux siècles de développement ont contribué à leur faire perdre, qui répondraient à une demande plutôt qu’ils ne créeraient des besoins. » NC

Est-ce nostalgie ?  Comme l’idée de la traction animale ? De celle-ci, nous parlerons bientôt.

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