Notre enquête sur la peur se poursuit , avec Denise Jodelet, Edgar Morin, et Luce des Aulniers.
Denise Jodelet, psychosociologue, dans DYNAMIQUES SOCIALES ET FORMES DE LA PEUR (2011) :
Les risques politiques de la peur : elle nous conduit vers des régimes autoritaires : « Le schème d’ordre est un système de règles d’action, de principes et présuppositions qui permettent d’identifier, catégoriser et classer les objets et les événements, d’intégrer des expériences nouvelles. Ce système est établi socialement, confirmé quotidiennement par la société où nous vivons. Il organise notre monde, celui où nous nous pensons comme êtres vivants et agissants et nous préserve contre les peurs indéfinies. Quand pour des raisons historiques il se modifie ou se délite, une insécurité collective s’instaure. Les individus perdant leur cadre de pensée sont en proie à des peurs indéfinies. Ils auraient alors tendance à se soumettre à des leaders qui offrent des lignes directrices simples et autoritaires. » DJ
Sondages et médias participent à la montée des peurs : « Fin octobre 2008, l’institut de sondage Sofres a réalisé une enquête sur un échantillon de mille personnes représentatif de la population française pour savoir si l’on croit qu’il existe des signes avant-coureurs de l’Apocalypse. 55 % des répondants ont indiqué le réchauffement climatique et le dérèglement du climat./…/Dans cette dynamique, le rôle des médias est important, sinon décisif, en ce qu’il favorise l’émergence des peurs par le registre émotionnel qu’ils utilisent pour diffuser les informations et relayer les données scientifiques, et par la forme qu’ils donnent aux inquiétudes sociales. » DJ
Parmi les motifs d’espérer, la circulation des idées, et des populations, notamment : « L’intensification et l’extension des échanges et des flux ; l’interconnexion des activités et des schèmes d’interaction qui transcendent les frontières entre pays et États ; l’accélération, la vélocité de la circulation des idées, des biens, des informations et des populations : loin de repérer dans ces phénomènes des risques qui entachent l’avenir et créent des inquiétudes dans les groupes sociaux, les anthropologues y voient une source d’innovation mettant fin à l’attachement univoque au local et à la fermeture sur des entités culturelles closes. » DJ
Et comme remède, que nous retrouverons , la force du désir : « L’HOMME AFFRONTE SANS PEUR UN GRAND DANGER SI LA FORCE DE SON DESIR, DE SON EMOTION, DE SA PASSION ANIME SON CŒUR. » DJ
Edgar Morin, dans « LES ANTI-PEURS » (1993), nous donne ses propres pistes :
Le simple courage, à cultiver : « L'être humain a la capacité de réagir de multiples façons à la peur. Il dispose de tout un stock d'anti-peurs. L'une des premières est, sans doute, l'apprentissage du courage par la volonté. » EM
Comprendre la construction des peurs nous aide à les vaincre : exemple : « Que dire de la peur d'autrui ? L'autre, en tant qu'être différent, en tant qu'étranger, apparaît ambivalent. Et toute société répond par l'ambivalence à celle qu'il trouve dans l'autre. A l'étranger est donné un statut surnaturel, et on l'honore comme un dieu. Ou alors c'est un ennemi, et on le tue. Et l'on peut passer facilement d'une réaction à l'autre. » EM
L’action se propose comme double solution , au problème, ou du moins à la peur qu’il sécrète : « Notre époque vit, en fait, des peurs assourdies, des formes d'angoisse colmatées et oubliées. On pense à la bombe atomique et on l'oublie. De même pour la destruction écologique. Le militant, qui, lui, n'oublie pas, est tellement voué à son combat qu'il n'a pas peur. » EM
Il est permis d’espérer que : « Les périodes de grands troubles génèrent la générosité, le dévouement, la participation à la collectivité et, finalement, l'amour. La réaffirmation du lien est aussi l'un des grands antidotes contre la peur : deux êtres amoureux ne se disent pas sans arrêt qu'ils vont mourir, ni même qu'ils vont vieillir. » EM
La peur, en soi, n’est pas injustifiée : « Nous vivons une époque où l'on devrait avoir peur. On devrait avoir peur de l'arme nucléaire, de la dégradation de la biosphère. On devrait avoir peur de la perte d'un futur garanti par le dogme du progrès, perte qui est, à mon avis, un phénomène clé des dernières décennies. » EM
Car, comme Bouvard et Pécuchet,(T 175) nous sommes en une quête vaine de certitudes : « A l'ère technologique, qui pensait avoir surhumanisé ou surnaturalisé l'homme, il nous faut accepter une condition humaine pleine d'incertitudes, même au niveau biologique. L'incertitude, qu'elle soit religieuse ou philosophique, nous oblige à nous interroger sur notre aptitude à affronter l'aventure inconnue. Je crois qu'on peut l'affronter à condition d'être relié à autrui, à la collectivité humanisée par un lien religieux, au sens étymologique du terme, c'est-à-dire quelque chose qui crée une forte participation, soit à autrui, soit à une communauté. ON PEUT SE PASSER DE CERTITUDE A CONDITION DE GAGNER EN SOLIDARITE. » EM
Construire donc une solidarité à l’échelle de la planète, notre navire commun : « Aujourd'hui, le lien social sous sa forme intériorisée disparaît. Les anciennes formes de solidarité étaient très intériorisées dans la famille élargie, dans la communauté villageoise. Les solidarités urbaines, elles, sont bureaucratisées...Il nous faut plus de solidarité intériorisée et vécue. La question, aujourd'hui, est que ce lien soit intériorisé à une échelle plus large : à celle de l'humanité. Nous sentons la communauté de destin de l'humanité sur la terre. La conscience écologique a cet élément. Nous devons sauver la vie, la diversité biologique. Nous sommes embarqués sur cette planète. » EM
Luce des Aulniers, anthropologue , au Centre d’études sur la mort (et il s’agit bien de cela), dans le texte : « FROUSSES, DESIR, FROUSSE, DESIRS… » (2000) nous permettra de conclure, provisoirement :
Premier paradoxe : celui de la peur ressource et obstacle : « La peur serait sans doute l’émotion la plus primitive et en même temps celle qui nous conduit aux plus grands raffinements, qu’il s’agisse de civilisation ou de barbarie. Aussi cette ambivalence de la pensée et de l’acte humain devant ce qui effraie n’a de cesse d’appeler le rapport entre nature et culture. Et cette interrogation serait particulièrement essentielle à déployer, puisque nous vivons, semble-t-il, une époque où la part d’inhumanité en l’humain boursoufle dans l’odieux des extinctions de masse ou des affamements du Désir. » LdA
Second paradoxe : celui de l’abri qui devient contre-productif : « Mais il y a plus, à savoir notre habileté à contrer le caractère terrorisant de la nature même, se manifeste dans l’intelligence pratico-théorique: cette intelligence technique et scientifique a donné lieu au regroupement des humains dans des huttes rondes, à l’origine de la notion de ville. Aujourd’hui, la ville sécrète peurs, angoisses et même boulimie de protection. De la sorte, nous n’entendons pas tant parler de peur que de sécurité. L’ampleur des diktats et des besoins de confort et de sûreté est éloquent d’une peur qui loge en creux. » LdA
Troisième paradoxe : la nature que nous voulions maitriser et qui nous menace : « Les Anciens avaient une vision du monde unifiée et craignaient le courroux des dieux à leur endroit dans le déchaînement d’un de ses éléments, qu’il s’abatte du ciel ou qu’il surgisse des forces telluriques. Nous avons de notre côté une vision du monde atomisée et nous sommes troublés par la menace qui pèse sur la biosphère. Qui peut faire irruption du dessous ou éclore au-dessus de nos têtes. Car non seulement la nature reste inconquise mais elle «crie» les distorsions subies. » LdA
Quatrième paradoxe : une accumulation de vie qui nous rapproche de la mort : «L’acharnement des hommes à conquérir une parcelle de pouvoir (financier, politique...) ne s’explique pas tout uniment par le souci du confort, ou la fascination du prestige, mais plutôt par le besoin impérieux d’accumuler la vie et donc de l’éloigner de la mort.» Le paradoxe est renversant: la volonté de survie, au sens accumulatoire, aurait amplifié la peur de la mort fondatrice. Cela se passe comme si le propre de toute civilisation, à savoir la «lutte contre le pouvoir dissolvant de la mort» (L.-V. Thomas) se trouvait lui-même débordé, gauchi, perverti: combattre la part de sabotage de toute mort en ne considérant que cette dernière et en se donnant sur le mode de la réaction une surdose de mort.
L’acceptation du risque, donc, au nom du désir : « Pour assimiler la peur, accepter de risquer pour son désir. Accepter son désir. Et la peur. Alors, s'élançant du désir, nous mourons à nos peurs. Et ces désirs à l'œuvre font éclore d'autres peurs. FROUSSES, DESIR, FROUSSE, DESIRS ... LE CYCLE S'AVERE VITAL. » LdA
Où nous revenons à l’enfant indien évoqué par Jean-Christophe Cavallin : (Trace 181) : « L’enfant Wintu a peur, il a peur et il désire. Il sait pourquoi il est ici…. » JCC
Nous ne sortirons point aisément du labyrinthe. Faute de fil d’Ariane, nous passerons aux tissages d’Arachnè : nous parlerons tissus et vêtements.