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Billet de blog 11 décembre 2024

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Trace 38-Clairières 2

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’intuition première est  bien celle-ci : ouvrir des clairières, qui puissent être des noyaux de peuplement, et d’agriculture. Ou bien faire des noyaux existants des centres de diffusion d’une autre manière de cultiver, et d’habiter.

Cette idée de clairière, déjà abordée sous l’angle de l’agroforesterie, la voir sous l’angle de l’histoire.

Encore une fois avec Gaston Roupnel, historien qui a certes étudié, mais qui dans ses descriptions se fie avant tout à son expérience du paysage, entre autre comme vigneron :

Il exprime l’idée que les clairières ont pu préexister à l’apparition de l’homme, qui n’aurait fait que se saisir de l’occasion :

« Ces lieux, où l’homme développa les tentatives de son agriculture naissante, avaient peut-être été préparés par la nature. Les premiers sièges de l’expérience agricole furent sans doute ces éclaircies naturelles où l’infertilité du sol avait maintenu les formations herbacées. La forêt n’a en effet prévalu sur notre sol qu’à la fin de la période paléolithique. Mais sur nos plateaux calcaires, où semble s’être développé la primitive agriculture, bien des parties de roches plates purent conserver une végétation herbeuse…. Ces clairières naturelles, situées sur lieux secs et dominants, se trouvèrent ainsi voisines d’habitats primitifs ; et la tribu des chasseurs les utilisa, non seulement pour ses tirés, mais aussi pour y faire prospérer ces plantes alimentaires que le gibier recherchait autant que l’homme. » GR

Roupnel décrit ensuite comment, à partir d’un foyer de peuplement, les secteurs de défrichage, ou d’essartage, et de mises en culture dessinent des triangles et des trapèzes disposés radialement :

« Et encore maintenant, c’est ce tracé accidenté, succession de brusques ressauts à angle droit, qui compose autour de chacun de nos villages la frontière de ses champs et de ses bois. C’est lui qui donne à nos horizons champêtres leur ligne de douceur et de tourment.

L’ensemble que nous venons de construire est l’aire préparatoire de la clairière. » GR

Vient la nécessaire rotation des cultures :

« D’un mouvement qui ne se lasse jamais, sans cesse tournent ainsi autour du village les zones de culture, les terrains de pâture, les friches qui s’embuissonnent, les bois récents et les taillis nouveaux. Mais à chaque cycle, chacun de ces parcours circulaires grave un peu plus sa trace. » GR

Avec la croissance de la population, les équilibres se modifient :

« La clairière prit ainsi l’aspect d’une vaste pâture, juxtaposée à une étendue cultivée. Elle devint le vaste espace clair dépouillé qu’elle resta. » GR

Et :

« Cependant aux époques historiques, on eut l’expérience que certaines cultures pouvaient apporter plus de réparation que d’épuisement aux terres emblavées. Dès lors la jachère n’occupa plus le sol qu’une année sur trois. » GR

S’affligeant de la régression de l’homme dans le paysage, dès le début du vingtième siècle, du fait de l’exode rural, Roupnel constate que nos traces sont indélébiles :

« Sur les plateaux et dans les pentes, ce qu’on rend à la nature, c’est une glèbe livrée depuis longtemps sans défense au ruissellement qui l’a dépouillée de ses éléments meubles – de sa chair – pour ne lui laisser que ses pierres – ses os ! »

C’est un hommage appuyé, peut-être exagéré, que Roupnel dresse à des générations de paysans :

« Pour élaborer les éléments de la clairière, pour construire les champs, le villageois primitif exploita, avons-nous dit, l’antique expérience que les clans avaient eus des lieux qu’ils avaient retenus et fixés. L’ancien défricheur, appliquant la connaissance empirique, le sens intuitif que les fidèles générations lui avaient légué, sut choisir ses sols, en discerner les valeurs et les aptitudes avec autant de clairvoyance que le saurait faire la plus savante des agronomies actuelles.

La prise de possession de la terre fut ainsi une œuvre dont la sûreté défie et étonne notre science. Partout, il faut reconnaître et admirer la réussite de cette campagne, l’intelligente composition, l’ingénieuse construction de cette clairière culturale, œuvre si achevée et d’une si subtile recherche, qu’il serait impossible d’y toucher sans l’altérer. » GR

Certes, il y a beaucoup de lyrisme dans ces appréciations. Cependant historiens comme  Emmanuel Leroy-Ladurie ou Marc Bloch, philosophes comme Gaston Bachelard et écrivains comme Jean-Loup Trassard ont rendu hommage à sa clairvoyance. (encore un mot de la famille d’éclaircie)

Certes, la campagne décrite ici ne concerne en fait qu’une partie de la Bourgogne.

Certes, ce qui nous est dépeint a subi depuis les atteintes des remembrements.

Ce qui m’a importé ici, c’est de savoir comment apprendre avec Roupnel à lire un paysage, qu’il soit Bourguignon, Languedocien ou Toscan, et y découvrir les traces d’une découverte progressive.

Il nous appartient d’apprécier comment, mus cette fois par d’autres impératifs, il est possible de retrouver à la fois cette patiente observation, mais aussi ce dynamisme , pour les mettre au service d’une autre forme de conquête, cette fois plus attentive que celle du néolithique, moins anthropocentrique aussi, que celle de Roupnel .

Non, je ne m’illusionne pas, ni sur un bon vieux temps qui n’a jamais été bon, ni sur une capacité à recommencer l’histoire en mieux.

Non, je n’ignore pas que l’histoire est passée, que les mentalités ont été profondément imprégnées par des siècles de règne de la propriété privée, et que s’en extirper ne sera pas facile.

Mais peut-être avais-je simplement envie de me bercer de ce nom : Clairière, qui sonne comme une éclaircie dans des temps bien sombres ?

Il n’est pas question de fermer les yeux devant ce que Mike Davis appelle « Le pire des mondes possibles ». Nous irons voir les bidonvilles, non pas avec le rêve de les supprimer, mais au moins avec l’idée de s’informer sur comment ne pas en créer de nouveaux.

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