Nous achevons notre lecture de « L’ŒIL DE L’ETAT », de James C. Scott. Après avoir organisé des parallèles entre forêts « scientifiques », et villes « haut-modernistes », et moqué les modèles mégalomaniaques de villes ou de fermes, Scott en finit avec une critique de l’agriculture « haut-moderniste », celle-là même que nous promettent les lois françaises et européennes.
8 – DOMESTIQUER LA NATURE : UNE AGRICULTURE DE LA LISIBILITE ET DE LA SIMPLICITE.
« Cultiver c’est simplifier. » Certes. Ici, un exemple pourrait être la taille des oliviers. Mais on ne peut pas tenir pour négligeables trop de données, dans un tel domaine : « L’agriculture haut-moderniste, simplifiant radicalement les processus pour les rendre plus directement compréhensibles, contrôlables et gérables, voit cette approche entravée par certains angles morts inévitables et par des phénomènes se produisant en dehors de son champ de vision particulièrement restreint. »
Pour s’en tenir à la génétique : « Alors que les premiers agriculteurs transformaient et simplifiaient leur environnement naturel, ils conservaient un intérêt particulier envers le maintien d’une certaine diversité. ». Comme vu avec l’exemple de Casperia (Trace 414) : « La variabilité génétique des cultures qu’ils faisaient pousser offrait une sorte de police d’assurance maison contre la sécheresse, les inondations, les phytopathologies, les animaux nuisibles et les caprices saisonniers du climat. »
En revanche : « L’agriculture moderne, au-delà de la simple monoculture, a entraîné une diminution de la diversité génétique dont nous commençons seulement à saisir les conséquences. »
Heureusement, et c’est l’un des leitmotiv du livre : « Comme l’ordre formel du quadrillage de Brasilia ou l’agriculture collectiviste, l’agriculture moderne simplifiée et standardisée dépend pour exister d’un « jumeau de l’ombre » fait de pratiques et d’expériences informelles dont elle devient elle-même, au bout du compte, un parasite. »
Un parasite ignorant, et méprisant à la fois : « Rien n’illustre mieux la myopie du credo de l’agriculture haut-moderniste, originaire des régions tempérées et exportée vers les tropiques, que sa foi quasiment inébranlable en la supériorité de la monoculture sur la polyculture auparavant largement pratiquée dans le tiers-monde.»
Robert Chambers : « Le savoir agricole indigène, pourtant ignoré et passé outre par les experts consultants, constitue la plus importante ressource de savoir non encore mobilisée dans l’entreprise du développement. » Un savoir nourri de présence, et d’attention : « Le meilleur engrais, c’est l’ombre du jardinier. Ancien proverbe chinois. »
Le long terme est souvent oublié : « La polyculture soulève aussi une question touchant à la fois à la pratique agricole et à la structure sociale : celle de la résilience et durabilité de la biodiversité. » Car : « La quasi-totalité des études prétendant évaluer les décisions concernant l’agriculture sont tirées d’expériences limitées à une seule saison ou, tout au plus, à deux ou trois….La question de l’horizon temporel est pourtant directement pertinente. »
La prétention à l’universel de la science se confronte aussi à une réalité infiniment bigarrée : « Les sols, s’ils ne sont pas aussi capricieux et variables au jour le jour que le temps, présentent souvent une extraordinaire variété au sein d’un même champ. » Ce qui fait dire à Albert Howard : « L’approche des problèmes liés à l’agriculture doit procéder du champ, non du laboratoire. »
IV – LE CHAINON MANQUANT
9 – SIMPLIFICATIONS « MINCES » ET SAVOIR PRATIQUE : LA METIS.
Ce que Scott appelle « mince » signifie : basé sur une approche trop globale pour ne pas être superficielle : « Dans chacun de ces cas d’ingénierie sociale, le modèle nécessairement mince et schématique d’organisation sociale et de production sur lequel reposait la planifiacation s’est avéré incapable de créer un ordre social fonctionnant convenablement. »
Scoot inverse là aussi l’apparence : « On peut avancer que l’ordre formel se comporte toujours dans une très grande mesure comme un parasite aux dépens des processus informels, dont il ne reconnaît pas la présence mais sans lesquels il ne pourrait pas exister, et qu’il ne peut ni créer ni maintenir lui-même. »
LA METIS : LES CONTOURS DU SAVOIR PRATIQUE
Scott annonce : « Mon but dans ce chapitre est précisément de conceptualiser les compétences pratiques, diversement appelées savoir-faire ou arts de faire, bon sens, expérience, tour de main ou mètis. »
Sans relire pour autant Vernant et Détienne, voici une introduction au concept de « Mètis » : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-journal-de-la-philo/la-metis-des-grecs-1839387 : « La mètis, selon les mots des auteurs constitue « un ensemble complexe, mais très cohérent, d’attitudes mentales, de comportements intellectuels qui combinent le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, la feinte, la débrouillardise, l’attention vigilante, le sens de l’opportunité, des habiletés diverses, une expérience longuement acquise ; elle s’applique à des réalités fugaces, mouvantes, déconcertantes et ambiguës, qui ne se prêtent ni à la mesure précise, ni au calcul exact, ni au raisonnement rigoureux. » MD et JPV
Ce qu’illustre cette cette citation d’Homère : « C’est par la mètis, plus que par la force que vaut le bûcheron. C’est par la mètis que sur la mer vineuse l’homme de barre guide le bâtiment de course en dépit du vent. C’est par la mètis que le cocher l’emporte sur son concurrent. » Iliade XIII.
Revenant à Scott : « D’une manière générale la mètis représente un large éventail de savoir-faire pratiques et d’intelligence développés en s’adaptant sans cesse à un environnement naturel et humain en perpétuel changement…Les professionnels qui répondent aux urgences et aux désastres personnifient aussi la mètis. Les pompiers, …, ou encore les cultivateurs ou les bergers dans des environnements difficiles. » Souvenons-nous des bergères de la Trace 344
Comme souligné dans notre lecture de l’Encyclopédie de Diderot, (Trace 174) : « La mètis ne se laisse pas simplifier en principes déductifs transmis facilement par les livres.»
Comme le signale malicieusement vers 1420 Cennino Cennini, dans le le « Libro dell’Arte », décrivant par le menu les techniques du peintre du Quattrocento, et soulignant les limites du projet : « Comme l’a noté Michael Oakeshott, les artistes ou les cuisiniers qui écrivent sur leur art peuvent tenter de le réduire à un savoir technique, mais ce qu’ils écrivent n’est qu’une fraction de leur savoir qui se prête à ce genre de présentation. »
Il y a un art de la rivière (Traces 422 et 423) : « Parler d’un « art » associé à un métier, à une rivière, à un tracteur ou à une automobile n’a rien de grotesque : c’est souligner l’importance de la distance entre le savoir général et le savoir situé. »
Un seul moyen : faire ! : « Comme la langue, la mètis ou le savoir local nécessaire à la bonne pratique de l’agriculture ou du pastoralisme s’acquiert probablement au mieux par la pratique et l’expérience quotidienne. »
Rien là de fixe ou dogmatique : « C’est probablement cet index pratique et local, changeant d’un endroit à l’autre, qui rend la mètis déroutante, incohérente et inexploitable à des fins de gouvernement… »
Trahir une tradition, c’est la faire vivre : les deux mots ont d’ailleurs le même radical : « tradere » : « Une culture orale peut évoluer fortement au cours du temps tout en considérant qu’elle respecte la tradition. »
Hélas : « Certaines formes de mètis disparaissent tous les jours. A mesure que la mobilité physique, les marchés des produits de base, l’éducation formelle, la spécialisation professionnelle et les médias de masse ont étendu leur emprise … les conditions sociales de l’élaboration de la mètis se sont trouvées menacées. »
Malcolm Ferdinand, (Trace 293) ne parle pas en vain de « plantationocène » : « Le grand producteur agricole capitaliste fait face au même problème que le directeur d’usine : comment transformer le savoir des agriculteurs, initialement artisanal ou relevant de la mètis, en un système standardisé qui lui donnera un contrôle accru sur le travail et son intensité. La plantation a représenté une solution. »
CONCLUSION
A la base, un mépris général : « Si je devais condenser les raisons de ces échecs en une seule phrase, je dirais que leurs auteurs se considéraient bien plus intelligents et visionnaires qu’ils ne l’étaient réellement, et, dans le même temps, qu’ils considéraient que leurs sujets étaient bien plus stupides et incompétents que ceux-ci ne l’étaient. »
Scott tente de poser quelques règles de base : « Procéder par petits pas… Préférer la réversibilité… S’attendre à des surprises…Compter sur l’inventivité humaine. »
Et laisse pointer finalement le mot « anarchiste » : « Je crois qu’un élément de l’idée anarchiste classique selon laquelle l’Etat, avec son droit positif et ses institutions centrales, mine les capacités des individus à se gouverner eux-mêmes de manière autonome, pourrait aussi s’appliquer aux grilles de planification du haut-modernisme. »
Reprenant au vol Jane Jacobs, citée (Trace 442) par Scott sur « Une cité capable d’apporter quelque chose à tout le monde si, et seulement si, tout le monde contribue à sa création. », nous ferons, encore, visite à une bastide : Monpazier, en Dordogne.