Exercer un optimisme presque exagéré, face aux difficultés du temps, telle semble l’attitude tenue ici depuis près de 40 textes. Mais nous gardons les yeux ouverts.
Mike Davis a très tôt ouvert les siens sur les difficultés de la vie. Il a exprimé toute la rage que lui inspirait la situation des bidonvilles, dans « Le pire des mondes possibles » (2006).
Je ne connais pas de lecture plus décourageante : bientôt plus de 2 milliards de personnes concernées, et Mike Davis a soin de démontrer que toute tentative pour en sortir est vaine : ne reste que la révolte, juste, mais insuffisante.
Au passage, il démonte les illusions d’un John Turner, qui sera l’objet du second texte.
Italo Calvino nous avait prévenus :
« Le déchet de Léonie envahirait peu à peu le monde, si sur la décharge sans fin ne pressait, au-delà de sa dernière crête, celle des autres villes, qui elles aussi rejettent loin d’elles-mêmes des montagnes de déchets. Peut-être le monde entier, au-delà des frontières de Léonie, est-il couvert de cratères d’ordures, chacun avec au centre une métropole en éruption ininterrompue. Les confins entre les villes étrangères ou ennemies sont ainsi des bastions infects où les détritus de l’une ou de l’autre se soutiennent réciproquement, se menacent et se mélangent. » Les villes invisibles (1972)
La vision de Davis est de celle-là, misère, maladie et merde, à ceci près qu’elle s’appuie sur une étude approfondie des bidonvilles de la planète, où vivront bientôt, en 2030, 2 milliards d’habitants :
« Pour mortels et dangereux qu’ils soient, les bidonvilles ont devant eux un avenir resplendissant. La campagne va continuer encore quelque temps à abriter la majorité des pauvres de la planète, mais ce statut peu enviable lui sera ravi par les bidonvilles urbains dès l’année 2035.
Les projections donnant deux milliards d’habitants de bidonvilles en 2030 ou 2040 tracent une perspective monstrueuse. » MD
L’avertissement de Davis en 2006 résonne fortement aujourd’hui, et nous incite à l’écouter avec attention :
« En réalité, les hyperbidonvilles actuels sont des incubateurs sans précédent dans l’histoire humaine, où de nouveaux virus peuvent se développer, où d’anciens peuvent renaître et se diffuse aujourd’hui sur la planète à la vitesse d’un avion de ligne.
La mondialisation économique sans investissement concomitant dans une infrastructure de santé publique mondiale est une formule qui mène de façon certaine à la catastrophe. » MD
Tous nos rêves de progrès sont anéantis par l’existence des bidonvilles :
« Ainsi, loin des structures de verre et d’acier imaginées par des générations passées d’urbanistes, les villes du futur sont au contraire pour l’essentiel faites de brique brute, de paille, de plastique recyclé, de parpaings, de tôle ondulée et de bois de récupération. En lieu et place des cités de verre s’élevant vers le ciel, une bonne partie du monde urbain du XXIème siècle vit de façon sordide dans la pollution, les excréments et la décomposition. De fait, le milliard d’urbains qui vivent dans les bidonvilles postmodernes pourraient à juste titre envier le sort des habitants des solides maisons de torchis de Catal Huyuk, en Anatolie, construites aux toutes premières lueurs de l’aube de la vie urbaine, il y a 9000 ans. » MD
L’existence des bidonvilles, loin d’être un défaut de l’économie de marché, en est sa réalisation la plus accomplie : les exemples foisonnent, de la Naples du XIXème siècle, à Manille, Bombay, Nairobi :
« Frank Snowden sur Naples : « A la fin du XIX° siècle, les loyers avaient quintuplé tandis que les habitants de la ville s’étaient appauvris. Ironie supplémentaire : les pièces les plus sordides des quartiers de taudis les plus pauvres généraient les loyers les plus élevés au m2. Comme ces pièces étaient les moins chères en termes absolus, elles suscitaient la plus forte demande. /…/Selon Erhard Berner, une petite dizaine de familles possèdent près de la moitié de Manille./…/En Inde, parallèlement, on estime que les trois quarts de l’espace urbain sont possédés par 6% des foyers urbains, et que seulement 91 personnes contrôlent la majorité des terres vacantes à Bombay (18,4 millions d’habitants)./…/ A Nairobi, 57% des logements de l’un des bidonvilles sont possédés par des politiciens et des hauts fonctionnaires, et ces taudis constituent l’investissement immobilier le plus rentable de toute la ville./…/ En d’autres termes, ce sont les forces du marché, celles-là même que la Banque Mondiale acclame actuellement comme constituant la solution de la crise du logement urbain dans le tiers-monde, qui sont les instigatrices classiques de cette crise. » MD
L’accumulation des faits que dénonce Davis, traversant tous les continents dans une même page, est accablante. En sortir ? Miser sur la capacité d’invention de ses habitants, comme le fit John Turner ?
« En 1957, l’architecte John Turner quitta l’Angleterre pour travailler au Pérou, où il a été littéralement fasciné par le génie créatif qu’il décela dans les bidonvilles. Il n’était pas le premier architecte à s’enthousiasmer pour les capacités d’organisation communautaires des pauvres et l’intelligence des constructions qu’ils peuvent réaliser : les architectes et urbanistes coloniaux français, comme ceux du groupe CIAM d’Alger ont déjà vanté la qualité naturellement ordonnée du bidonville, issue notamment de la « relation organique entre les bâtiments et le site, la souplesse avec laquelle les espaces s’adaptent aux différentes fonctions et aux besoins changeants des usagers ».MD
Une telle approche séduisit malheureusement Mc Namara, alors directeur de la Banque Mondiale, qui y vit une occasion de « responsabiliser », comme le dit aujourd’hui Macron, 50 ans plus tard, les pauvres :
« Malgré ses origines radicales, le cœur du programme de Turner – grande autonomie accordée aux individus, approche pragmatique de la construction par améliorations et apports successifs et régulation de l’urbanisation spontanée – correspondait exactement à l’approche pragmatique, raisonnée en termes de rapport coût/résultat, prônée par Mc Namara contre la crise de l’urbanisation. » MD
De là à la récupération des belles idées de Turner, il n’y avait, selon Davis, qu’un pas :
« Dans le grand emballement pour l’idée d’ « aider les pauvres à s’aider eux-mêmes », on porta alors peu d’attention publique à la gigantesque réduction budgétaire qu’impliquait cette canonisation du bidonville par la Banque Mondiale. Louer la praxis des pauvres est devenu un écran de fumée derrière lequel cacher le reniement des engagements historiques de l’Etat dans la lutte en faveur des pauvres et des sans-abri. » MD
Nous irons voir de plus près voir qui était John Turner, et comment tirer parti de son travail, autrement que le fit la Banque Mondiale.