Mike Davis, dans « Le pire des mondes possibles » (2006) a fait de John Turner un portrait où l’architecte « anarchiste » est tantôt taxé de la pire des naïvetés, tantôt donné pour traître, acquis à la Banque Mondiale. Voilà de quoi donner envie d’aller voir de plus près…
Son travail est décrit par Sylvain Prudhomme dans « Turner à Lima : Sur l’auto-construction, les bidonvilles et le foisonnement » (Revue Geste 05 – Habiter) :
« Pendant huit ans, dans différentes banlieues et villages des alentours de la capitale péruvienne, Turner tente de venir en aide aux populations qui commencent à affluer massivement des campagnes et à s’entasser dans des taudis de fortune. Son travail consiste alors, si l’on en croit la notice biographique consultable sur le site du Right Livelihood Award, qui lui sera décerné en 1988, « principalement à défendre et à concevoir, dans des villages et des zones de squat urbain, des programmes d’action commune et d’autogestion ».SP
« Turner, frappé par l’ingéniosité des habitants qu’il côtoie, développe une position originale : les constructeurs de bidonvilles sont les vrais architectes. Ils n’ont de leçon à recevoir d’aucun urbaniste ou expert. Leur sens inné de l’utilisation de l’espace, leur aptitude à tirer parti du moindre matériau et à rendre habitables les parcelles les plus inhospitalières, la fonctionnalité naturelle et harmonieuse des espaces qu’ils parviennent à créer dans un environnement hostile – tout les désigne comme les aménageurs rêvés. Dès lors le problème n’est plus de les reloger à renfort de grands ensembles, ni d’assainir ou d’« urbaniser » leurs quartiers à coups de pelleteuse, mais simplement de leur offrir des moyens accrus. »SP
Les atouts ?
« Les ressources locales des habitants sont l’imagination, l’initiative, l’investissement personnel et la prise de responsabilités, le savoir-faire et la force de travail ; l’aptitude à utiliser des espaces inhabituels et souvent négligés, à remployer des matériaux et des outils de récupération ; la capacité de mettre sur pied des entreprises et des institutions locales ; l’émulation constructive et l’aptitude à coopérer : autant de richesses qu’aucun pouvoir extérieur ou surplombant ne peut utiliser contre la volonté des habitants. »SP
Les risques ?
Une fois reconnu le talent d’improvisation des habitants, commencent donc les difficultés…et les risques de compromission aussi : « Turner sent-il qu’en pointant systématiquement les limites des politiques publiques, il fait le jeu des idées libérales ? À plusieurs reprises il insiste sur les dangers du laisser-faire ; loin d’appeler au désengagement public, il invite à un nouveau partage des responsabilités : aux États la charge des équipements lourds et l’approvisionnement en ressources de base, eau, terres, matériaux de première nécessité ; aux habitants la construction et la gestion de l’habitat./…/ Le problème pourtant de l’autonomie, c’est qu’elle ne se décrète pas. Pire, elle dépend d’un équilibre précaire, qu’on risque à tout instant de rompre. Impasse de toute politique qui voudrait par force générer de la vie : puisque la vie c’est toujours ce qui pousse du dedans, ce qui germe en dépit du dehors et qu’un rien suffit à anéantir. C’est à cette contradiction que se heurte Turner. En voulant encourager la prolifération naissante, il ne réussit qu’à la perturber et la détruire. Turner échoue catastrophiquement, mais sa fascination demeure. Et la charge utopique de l’auto-construction est telle qu’elle n’a pas fini de faire rêver. »SP Le jugement de Sylvain Pruhomme est donc lui aussi assez dur, même si mélangé d’une certaine admiration.
Dans « John Turner, un architecte Geddesien » (nous reviendrons sur Geddes, une autre fois) (2016), de J.L.Oyon et M.Serra-Permanyer, on trouve un parcours intellectuel de Turner, et un résumé de ses principes : « Turner établit une série de principes : ni l’État, ni le secteur commercial-capitaliste ne doivent être les protagonistes, la communauté et les habitants doivent être les acteurs principaux ; l’architecte doit « canaliser » les ressources et « accompagner » les capacités locales et ne doit pas les « diriger » ; il ne doit pas travailler « pour » les habitants mais « avec » les habitants, « offrir de l’aide appropriée au moment approprié » ; l’architecte doit utiliser toutes ces ressources en pensant la maison et les nouveaux quartiers par étapes successives : l’étape clé initiale d’attribution du sol en propriété donne un sentiment de sécurité et d’identité sociale (« d’abord la parcelle »), puis un petit noyau est construit avec un approvisionnement minimal en réseaux techniques, et, à la fin seulement, sont opérés l’installation des réseaux électriques, des réseaux d’égouts, le pavage des rues. »JLOMSP
« Cependant, l’idée la plus originale dans la philosophie du logement de Turner, et l’architecte la revendique depuis longtemps comme sa plus grande contribution, est sa définition contextuelle et située du logement : « la réalité du logement se trouve dans ses relations, c’est le point de départ de son enseignement et son postulat fondamental ». Le logement devient une relation riche entre l’usager et sa maison afin d’élargir la perspective, économiquement plate, de la maison envisagée comme un simple objet matériel satisfaisant une demande abstraite, prétendument objective et universelle » Turner(1971).
« Comme toutes ces activités dont l’objectif est la vie, le logement peut devenir « un moyen pour notre réalisation personnelle » Turner (1978), une réalisation qui ne peut pas être réduite à la consommation d’un simple produit préemballé. En participant à la construction de leur maison, les personnes ont non seulement plus d’espace pour leurs relations personnelles, mais aussi pour le « travail créatif, la fierté et la satisfaction que le travail de construire sa maison procure » Turner et Fichter (1976)
Fierté, satisfaction : fortes paroles qui sont selon moi le cœur même de cette pensée et de cette pratique, comme ce fut le cas à Marinaleda (voir Traces 6).
John Turner était par ailleurs un ami d’Ivan Illich, avec qui il a longuement échangé, comme nous l’apprend la passionnante thèse de Silvia Grünig Iribarren : «Ivan Illich : la ville conviviale » (2013), sur laquelle nous reviendrons très bientôt, et dont voici déjà des extraits, sur Turner donc :
« John Turner soulignait que l’objection la plus fréquente à des changements dans les politiques publiques de logement qui augmentent le contrôle des habitants par rapport aux institutions centralisées était que les standards qui en résulteraient seraient bas. Les standards que les objecteurs avaient à l’esprit, disait Turner, n’étaient pas tant quelque chose qu’on pouvait atteindre avec les ressources disponibles mais représentaient plutôt leur propre notion de ce qu’une maison doit être ».SGI
« L’établissement obsessionnel de règles de ce qui définit un logement digne n’est pas en rapport avec des besoins objectivables des habitants, mais avec les préjugés du législateur (les standards,
dit Turner, c’est quelque chose qu’ils ont dans la tête de ce qu’une maison doit être) et avec le phénomène d’une toute autre nature qu’est la valeur d’échange du « garage humain ». La production industrielle du « garage humain » est à la charge d’entreprises –autant du secteur public que du secteur privé– qui obtiennent des profits de l’urbanisation des sols, de la construction des bâtiments, de la vente et du financement des logements ou leur location. La spirale normative essaye d’arrêter la convoitise, celle-ci structurelle, des profits toujours croissants. Ou, au moins, de protéger les logés contre les dommages, croissants eux aussi, qui s’en déduisent, sans pour autant aller nullement à l’encontre du «monopole radical ».SGI
«Les conséquences de ce monopole, elles, portent atteinte directement au coeur de «l’art d’habiter » en le paralysant. Le «droit au logement», dit Illich, « va à l’encontre du droit d’une communauté de se constituer et de s’installer selon ses capacités et ses talents » dans un espace où « les gens peuvent faire leur demeure » SGI
Ce qui est bien le centre du sujet que nous explorons depuis 40 textes : territoires et aussi frontières, hélas, sur lesquelles porteront les prochains textes.