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Billet de blog 13 janvier 2025

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Trace 422-Eau 13

A dater d'aujourd'hui, les Traces de rédaction récente viendront s'entremêler avec celles, plus anciennes, qui viennent quotidiennement s'accumuler ici.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Quand, dans les années 1970, j’étudiais l’Hydraulique à l’ENSEEIHT, si j’avais eu comme professeur un castor, flanqué de deux assistants tels que Baptiste Morizot et Suzanne Husky, ma vie aurait suivi un autre cours, aurait coulé dans une autre direction. Les deux précités sont co-auteurs du beau livre « RENDRE L ‘EAU A LA TERRE » (2024), notre lecture du jour. Comment entrer en relation avec l’eau des ruisseaux ? Cela reste une de mes curiosités essentielles. La voilà en partie satisfaite. L’ouvrage regorge d’explications pédagogiques, magnifiquement soutenues par les aquarelles de Suzanne Husky. Mais aussi de formules poétiques qui, dans leur concision, en disent autant. Nous cheminerons, allant des unes aux autres. L’écriture de Morizot, de forme aphoristique, prend l’aspect d’une musique répétitive, où les variations entraînent peu à peu le discours, comme un forgeron battant un fer, le métamorphosant peu à peu. Essayons-nous à suivre sa pensée dans ses 880 reflets :

Morizot annonce le thème : « Ce sont des approches de l’eau vivante, pour faire face autrement au changement climatique. Pour défendre une philosophie de l’action sur les milieux enfin libérée du pétrole, du dualisme, du machinisme et de l’aveuglement envers les puissances du vivant. »

PARTIE I - VIVRE DANS UN MONDE ASSECHE

Chapitre 1 - AIMER CE MONDE MAIS TRANSFORME

Ce que nous nommons rivière est un résidu : « Dans les fonds des vallées, nous avons construit nos civilisations littéralement dans le lit des rivières (moyen et majeur), qu’il a fallu pour ce faire corseter dans leur lit mineur stabilisé et endigué. »

Les incendies en cours à Los Angeles, joints à l’épuisement du fleuve Colorado, sont un signe de plus, s’il en était besoin que : « Les effets collatéraux de nos actions passées et présentes tendent à rendre le monde inhabitable pour la vie, donc pour nous, et nous nous retrouvons bien incapables de défaire ce que nous avons fait, ou même d’adapter nos modes de vie à la nouvelle donne, au nouveau climat, au nouveau monde inexploré de feux, d’inondations, d’érosion du vivant et de désertification. »

Morizot veut nous convaincre que : « Les castors sont une puissance capable à elle seule de dépolluer les eaux, de remplir les nappes phréatiques, de lutter contre les sécheresses agricoles, de réduire les inondations, de maintenir les incendies à distance, d’accueillir une diversité vivante riche et active. »

La lenteur (Traces 29, 30, 89, 90, 207, 208) est une arme : « L’essence de ces aménagements revient à la capacité de ces animaux à construire, en peu de temps, sur de grandes longueurs de rivières, des systèmes de barrages, d’écluses, de canaux, qui ont tous pour effet de ralentir et de complexifier le chemin de l’eau dans les terres, avant qu’elle ne retourne à la mer. »

Les ripisylves (comme celle de la Leyre, Trace 405) sont un trésor : « En créant un réseau complexe de chenaux vifs et d’eaux lentes là où il n’y avait qu’un ruisseau ordinaire, le castor augmente considérablement la longueur des rives, donc l’habitat du saule. Il démultiplie les chenaux, donc les ripisylves. Il ripisylve le monde. »

Habiter la lenteur, voilà le but : « Le castor adore les rivières – mais ce qu’il aime en elles, c’est les ralentir en grands bassins, en lacs, en marécages : en lenteurs habitables…Qui voudrait vivre en une pure vitesse ? »

Chapitre 2 -  L’EFFET CASTOR

Au-delà des ruisseaux, le castor agit sur tout un milieu : « Le milieu créé par le castor est une immense éponge, qui ralentit le flux et le régule… L’eau d’une rivière en santé ne vient pas tout entière de l’amont : si elle est de taille moyenne, 40 à 50% de son eau peut provenir verticalement et latéralement de la terre. C’est que l’eau exsude aussi de la nappe alluviale, ce sol saturé d’eau en dessous et autour du lit mouillé de la rivière. »

Le castor est là depuis longtemps : « Depuis au moins 8 millions d’années, il a existé une force bio-géologique présente dans tous les milieux tempérés des fonds de vallée de l’hémisphère Nord, dans une abondance colossale (estimée à plusieurs millions en Europe avant leur éradication). C’est le castor. »

Avoir l’eau sans le soleil, ou le soleil sans l’eau, c’est dur pour les plantes, alors que : « La courbe de débit d’une rivière riche d’aménagements de castors est une douce parabole qui relâche la plus grande quantité d’eau pour les plantes en plein cœur de l’été, quand elles en ont le plus besoin. »

Le castor crée de la complexité, des lisières (Traces 3, 37,173) : « L’effet castor ne consiste pas simplement à ralentir l’eau, il fait quelque chose de plus subtil : il transforme des cours d’eau dont le type de flux dominant est l’accélération homogénéisée en tissages d’eaux rapides et d’eaux lentes.

Les castors, encore actifs en Amérique du Nord, recommencent à agir en Europe : « Les castors d’Europe sont une lignée d’architectes pharaoniques dans laquelle ceux qui se laissent aller à leur pulsion intime et incoercible de construire sont à chaque génération traqués et tués. Mais le variant renaît à chaque génération. »

Chapitre 3 - QU’AVONS-NOUS FAIT AUX RIVIERES ?

L’eau, telle qu’on l’enseigne : « Il ne s’agit plus de mieux connaître la nature, mais de mieux agir sur elle, en la modélisant, en réduisant le champ des possibles…C’est une eau mécanique et abstraite, mathématique et modélisable : ce n’est qu’un flux. »

Cette sécheresse de pensée conduit à une sécheresse structurelle : « La logique aménagiste du XX° siècle a mis les milieux de fonds de vallée dans une sorte de sécheresse structurelle…Les sécheresses qui arrivent avec le changement climatique viennent accentuer quelque chose comme un siècle de sécheresse structurelle… »

Qu’est-ce qu’une rivière en bonne santé, et pourquoi les Kogis, en visite dans la Drôme, (Trace 203) n’y ont vu que rivières malades :« La plupart des milieux rivières en bonne santé avant qu’ils soient simplifiés par les usages humains étaient de style anabranche, c’est-à-dire dotés de chenaux multiples…En un certain sens, nos rivières sont des ruines, puisque le castor est un processus clé de voûte du fonctionnement de ces milieux,… nous croyons que ces ruines ont toujours été ainsi, comme ces fragments de temple grec que les enfants prennent pour des tas de pierre naturels. »

Chapitre 4 -  AMPLIFIER LA VIE

Amplifier la vie, c’était déjà le leitmotiv de Morizot dans « L’inexploré » (Traces 23 et 254) : « Peut-on s’allier avec le peuple castor pour « amplifier la vie » ? »

Les castors ont mauvaise réputation : « Les nuisances du castor sont visibles, et ses dons sont invisibles – mais ses dons sont mille fois supérieurs à ses nuisances. »

Mais il y eut des civilisations qui surent les protéger : « Il est dit dans l’Avesta, livre saint des zoroastriens : « Celui qui tue un chien d’eau produit une sécheresse qui détruit les pâturages. »

Les castors rendirent l’Europe habitable, au sortir de la dernière glaciation : « Le concept écologique de facilitation est l’élément clé ici : il qualifie d’une forme de vie à produire des effets d’habilité dans un milieu, souvent dans une succession écologique, de manière à permettre à d’autres formes de vie de s’y installer en bénéficiant des effets écologiques du facilitateur. Dans ces paysages neufs, sortant à peine des glaciers, les castors par leur action ont rendu hospitaliers pour nous les milieux d’Europe du Nord, facilitant l’installation des humains. »

Nous devons changer de regard : « Comment transformer notre sensibilité esthétique pour apprendre à voir les architectures de castor comme des amplificateurs de vie, loin de nos préjugés architecturaux qui valorisent ce qui est ordonné, rangé, immuable, quand le castor enrichit la vie d’un milieu par une architecture du chaos régénératif, de la métamorphose et de l’éphémère ? »

Léna Balaud et Antoine Chopot (Trace 97) le disaient déjà dans « Nous ne sommes pas seuls » : « Pour affronter la tragédie indissociablement humaine et non humaine qui nous est donnée, si nous apprenons à penser en termes d’alliance vitale et plus de priorisation absolue des intérêts humains, ce sera sombre, mais moins seul ; ce sera douloureux, mais plus vivant. »

PARTIE II - GUERIR LE TEMPS PROFOND

Chapitre 5 - UNE MALADIE ET UN REMEDE

Une rivière est malade quand elle est déconnectée, comme quand nous ne pouvons respirer : « A quoi ressemble une rivière malade ? Pour le sentir, il faut apprendre à voir les rivières comme des milieux vitalement branchés à la terre. »

La déconnection agit en temps de sécheresse, comme en temps de crue : « L’un des symptômes les plus spectaculaires de la déconnection entre rivière et plaine, c’est l’incision…D’abord le cours d’eau, étant passé très en-dessous de la berge, a fait descendre la nappe alluviale… générant une sécheresse structurelle. La seconde déconnection est d’ordre temporel : le cours d’eau a plongé tellement profondément que même pendant les épisodes de crue, il n’est plus susceptible de dissiper son énergie et d’infiltrer son eau excédentaire dans les sols alentours… »

Penser les bassins versants plus en termes de processus que d’états : « Le vivant n’est pas à comprendre seulement comme individu animal ou espèce en danger, mais surtout comme dynamique qui trament. Les bassins versants ne peuvent se régénérer que par des dynamiques qui sont les leurs. Ce sont celles de l’eau vivante, c’est-à-dire tissée avec des communautés biotiques actives : les castors, la biomasse des forêts, les sols vivants… »

Face à cela : « En 2009, des scientifiques ont proposé pour la première fois cette idée de mimer les barrages de castor…Damion Ciotti raconte comment les castors ont appris aux scientifiques où positionner leurs ouvrages… » L’humilité étant de mise : « Nous, les scientifiques, avons au mieux trois ans de doctorat. Les castors, eux, ont au moins 8 millions d’années d’expérience. » Ciotti.

Quelques propositions, pour résumer : « Penser comme un castor ; converser avec le milieu ; accepter que les processus (et non le design humain) dictent la forme finale du milieu ; collaborer avec le temps long de la transformation ; déléguer et partager la prise de décision avec la rivière et les castors ; libérer l’énergie régénérative des cours d’eau … »

Tim Ingold, dans « Faire » (Trace 239) évoque lui aussi cette idée du processus commandant la forme, parlant de paniers.

CHAPITRE 6 - LECONS D’UN NON-HUMAIN POUR GUERIR DU PLUS QU’HUMAIN

Il s’agira ici d’une histoire de mains, de mains actives : « Un jour, en construisant un ouvrage castor, je prenais de la terre humide à pleines mains … pendant un instant, j’ai vu au bout de mes poignets les mains d’un castor. Un instant ne plus les reconnaître. »

Nous avons lu « La main qui pense » de Juhani Pallasmaa (Trace 390), et lirons bientôt : « Eloge de la main », de Jean-Philippe Pierron,

Exercices 1 : «Lecture de rivière, pistage des crues, diagnostic des maladies (déconnexion, incision, et simplification en chenaux uniques) »

Exercices 2 : « Attendre que la rivière réponde, la regarder faire, ne pas la forcer, accepter ses réactions. Réagir en ajustant les structures, en répondant à ses propositions… »

Observations sur les barrages des castors : « Pourquoi le castor dispose-t-il les branches parallèlement au courant de la rivière ? Parce qu’il n’a jamais voulu l’arrêter… Le barrage de castor est une pelote de chemins pour l’eau, qui l’accompagne par la main dans une danse où elle se meut au ralenti. »

Au-delà de l’ouvrage, son effet : « Le castor ne s’intéresse pas au barrage comme un constructeur d’ouvrages, mais comme un compositeur de flux. »

Morizot a cette formule heureuse : « Un barrage castor est moins soigné qu’une construction humaine – mais bien plus soigneux. »

Seuls les ponts vivants du Meghalaya, en Inde, peuvent rivaliser avec les ouvrages des castors : « L’ingénieur moderne considère que le travail est fini une fois qu’il a posé la dernière pierre. Lorsqu’il a posé la dernière branche, le castor considère que le travail commence à peine. »

Eloge du désordre : « Le désordre est la seule manière de tisser et tramer les branches les unes aux autres. »

Pratique d’une sorte de judo : « Le génie du castor consiste à recruter la force même de destruction de l’eau pour la mettre au service de la solidité de la construction. »

Ceci, qui nous rappellera la fabrication « par cooptation », dont parle Ingold, dans « Marcher avec les dragons » (Traces 139 et 311) :« Collaborer constamment avec les dons spontanés du milieu, ces dons non intentionnels, ces dons aveugles, génère une philosophie de la technique d’un tout autre ordre que la métaphysique de la production des modernes. »

Tantôt la restauration imposera l’usage de tractopelles : « Parfois, on ne peut détruire la maison du maître qu’avec les outils du maître. »

Tantôt, il suffira de se fier à « La propension des choses »,  le « che » qu’évoque François Jullien : « Dans la pensée chinoise du « che », « l’efficacité n’a pas son origine dans l’initiative humaine, mais résulte de la disposition des choses. Plutôt que d’imposer toujours au réel notre aspiration de sens, ouvrons-nous à cette force d’immanence et apprenons à la capter. »

Nous suivrons encore cette rivière de pensées dans la prochaine Trace.

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