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Billet de blog 13 avril 2025

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Trace 203-Nouveau monde 1

« Pour les Kogis, l’eau n’est pas un élément autonome, indépendant des autres composantes de la vie, mais une fonction à la source de la communication entre les différentes parties du territoire…Les rivières et les lacs permettent des échanges de nutriments, de minéraux qui nourrissent la circulation d’informations. »  Eric Julien

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Du Nouveau Monde, vers un monde nouveau ? Le Nouveau Monde, conquis, dévoré même, pour reprendre le terme de Val Plumwood, il y a 500 ans par le sabre et le goupillon, peut-il aujourd’hui nous inspirer ? Ironiquement, comme par un retour des choses, ce sera selon deux directions opposées : une attention à la Terre-mère d’un côté, de l’autre une lutte contre un capitalisme destructeur. Nous suivrons successivement une visite des Mamas (shamanes) Kogis en France, puis le voyage d’une délégation de Zapatistes en Europe

Des Kogis, et de leur ontologie analogiste, Philippe Descola, dans « Ethnographie des mondes à venir », coécrit avec Alessandro Pignocchi (2022), un livre, central pour nous, et sur lequel nous reviendrons souvent, décrit le processus de formation des Mamas : « …de jeunes garçons étaient sélectionnés, puis confiés aux Mamas. On les isolait de la communauté dans une grotte… là, jour après jour, les Mamas venaient leur dire comment est le monde. Quand ils sortaient de cette sorte de matrice métaphysique, ils étaient censés voir la véritable essence des choses, c’est à dire qu’ils voyaient  vraiment le monde tel que les Mamas l’avaient décrit. » PD

Bon, il y a davantage pluraliste, et les Mamas sont volontiers dogmatiques.Entre leur formation et le catéchisme, je préfèrerais ne pas devoir choisir….

Les « grands frères » : ainsi se surnomment donc les Mamas Kogis, qui, à l’invitation d’Éric Julien, sont venus en France en 2020 pour aider les « petits frères », c’est à dire nous autres occidentaux. Leur visite, et  rencontre avec des scientifiques européens de toutes disciplines, sur le thème de la santé territoriale d’un coin du Haut-Diois, est relatée dans « Kogis, le chemin des pierres qui parlent – dialogues entre shamans et scientifiques » (2022) d’Éric Julien : celui-ci tient à honorer une dette : les Kogis lui ont sauvé la vie, alors qu’il était malade non loin de chez eux en Colombie. Cela passe par le rachat de terres à leur usage, et par une série de livres et de conférences destinées à faire connaître leur culture.

Puisqu’il nous faudra bien dépasser le naturalisme, à entendre Descola et Pignocchi, et qu’il nous arrive couramment dans notre vie d’avoir des moments animistes, totémistes, et analogistes, voyons  comment fonctionne le « filtre analogiste » Kogi :

Julien introduit le principe de la rencontre : « A l’ère des grands déséquilibres écologiques  s’ouvre un temps de dialogue entre « praxis du monde ». Un dialogue véritable où l’on accepte de rencontrer l’autre, de se rencontrer ; condition pour traverser ses croyances et renaître à un autre rêve, un autre regard sur le monde. » EJ

Puis détaille : « Avec Mama Bernardo, Saga Narcisa et Arregocés, Mama Shibiulata fait partie d’une délégation d’Indiens Kogis invitée en France afin de participer à un « diagnostic croisé de santé territoriale… Dans le même temps, une vingtaine de scientifiques de toutes disciplines – historiens, naturalistes, astrophysiciens, philosophes, géographes, médecins – ont été invités à faire de même. Proposition a été faite à l’ensemble des participants, une quarantaine de personnes, de croiser leurs  regards et de tenter d’engager un dialogue autour de leurs perceptions respectives d’un même « objet » naturel, un territoire. Il ne s’agissait pas pour autant d’échanger des idées ou des concepts, mais de résonner autour d’un même sujet vivant, ce qui le constitue, ses formes, ses couleurs, ses matières organiques, ses dynamiques, dans le temps et dans l’espace. » EJ

Chez nous, des impensés, certes : « Comme souvent dans l’histoire, nos impensés sont tellement ancrés que nous ne les voyons plus. Ils nous conduisent à perdre l’essentiel de ce qui fonde la légitimité de la science, la curiosité, le doute, le questionnement et la formulation d’hypothèses. » EJ

Chez les Kogis, de grandes certitudes, affirmées souvent de manière assez péremptoire : « L’opportunité pour les grands frères, dont font partie les Kogis, ceux qui connaissent les lois de la nature, de dialoguer enfin avec les petits frères, les modernes, que nous sommes, ceux et celles qui ne connaissent rien aux lois de la nature… » EJ

Pour revenir au principe même de l’analogisme : « Il s’agit de se mettre à l’écoute de ce que les Kogis appellent un « corps territorial », SES PRINCIPES D’EQUILIBRE ; et de travailler « avec » un territoire…. Il s’agit pour les participants de cette expérience d’accepter avec respect et humilité de laisser s’interpénétrer les savoirs souvent morcelés des scientifiques avec les connaissances globales et reliées des Mamas Kogis, et réciproquement afin d’analyser un « territoire sujet ». » EJ

Dans l’esprit des Kogis, Sé est la Mère universelle, le principe de tout : « Mama Bernardo commente : « Sé est dans la terre, dans l’eau, dans les forêts et tout ce qui a été créé. Cela n’a pas été laissé là pour en tirer des bénéfices, de l’argent, pour être pris, mais pour être conscientisé, protégé, accompagné. » » EJ

La rencontre comprend promenades, puis échanges. Les  promenades mettant en évidence, aux yeux des Kogis, un territoire dévasté, où ils prennent des repères : « La porte, elle marque l’entrée de la vallée, c’est là que se trouve la sécurité, le point de contrôle de la vallée. Ce point s’appelle Junkuakukui. » Mama Bernardo devant des strates de rochers sédimentaires mises à la verticale par une main de géant…« Ces pierres gardiennes sont très anciennes et viennent de l’origine du monde. On doit se présenter et partager les raisons de notre venue. » » EJ

La métaphore du corps humain revient en permanence : « Selon le diagnostic des Kogis, un territoire n’est pas un espace inerte, statique, juxtaposition de « matières premières » à disposition de nos sociétés modernes, c’est un « corps territorial » qui fonctionne à l’identique du corps humain, mais à une autre échelle de temps et d’espace... Le territoire a des fonctions organiques reliées entre elles par des réseaux de circulation d’énergies et d’informations : réseaux sanguins : réseaux de torrents et rivières, de surface ou souterraines ; réseaux respiratoires : vents, brises et tempêtes, chaudes ou froides ; réseaux nerveux : failles géologiques, magnétisme. Comme un corps humain, il convient d’en avoir une approche globale, afin de préserver les grands équilibres et de le maintenir en bonne santé. » EJ

L’eau, dans cette vision, est un élément de liaison essentiel : « Pour les Kogis, l’eau n’est pas un élément autonome, indépendant des autres composantes de la vie, mais une fonction à la source de la communication entre les différentes parties du territoire…Les rivières et les lacs permettent des échanges de nutriments, de minéraux qui nourrissent la circulation d’informations. »  EJ

Julien voit les Kogis comme des sortes d’acupuncteurs des territoires : « Quelle ne fut pas ma surprise de les voir sortir de la nuhé (temple) deux grands carrés de roseaux tressés qui si représentaient non seulement leurs territoires, mais aussi et surtout les points d’acupuncture de ces territoires et les liens énergétiques entre les zones hautes et basses de la Sierra… Pour les nouvelles générations de chercheurs et chercheuses qui tentent de tenir à distance préjugés et croyances, les Kogis apparaissent comme des sortes d’architectes de l’invisible, reliés à une « toile d’araignée tellurique » (invisible à nos yeux) qui permettrait la circulation de l’information nécessaire pour que la Terre reste « vivante ». »  EJ

Alan Ereira, auteur du documentaire « Aluna » sur les Kogis, a séjourné longtemps chez eux , et précise les notions d’ezuamas et nikunas : « Les ezuamas sont des sortes de points d’interconnexion d’un réseau à travers lequel circuleraient les informations de la Mère, autrement appelée Aluna. Chaque ezuama est connecté de manière directe et invisible à un site plus bas appelé un nikuna. » AE

Ereira insiste sur la matérialité du travail  accompli par eux, en complément de l’approche purement spirituelle : «  Le travail des Kogis pour restaurer la forêt  dégradée, les rivières et les habitats sur les contreforts de la montagne est d’une surprenante efficacité…. Cela implique à la fois un travail physique de plantation et de culture, ainsi qu’un processus d’offrandes aux ezuamas reliés aux nikunas situés plus bas. » AE

Eric Julien ne se départ pas d’une grande admiration pour les Kogis, essentialisés, voire idéalisés, quoiqu’il s’en défende : « Il semble évident que les Kogis ont encore accès à une connaissance, une expérience des choses et des phénomènes, que nous ignorons et qui vient bouleverser notre conception du monde aussi fortement que tous les grands changements épistémologiques sont venus remettre en cause les croyances d’une époque. Que des scientifiques et des autorités spirituelles Kogis se soient assis à une même table et se soient écoutés est en soi une immense avancée épistémologique. » EJ

Descola et Pignocchi semblent plus prudents sur la possibilité de réels échanges entre des univers aussi disjoints. Leur livre, qui me sert de guide, nous incite à dépasser  naturalisme, mais aussi capitalisme : à suivre donc avec les zapatistes du Chiapas.

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