Des barrières flottantes devant Lesbos :
Aux vagues artificielles que veut créer l’Angleterre dans la Manche,
les murs, liquides ou solides, nous envahissent, eux qui prétendent empêcher des « invasions ».
Cinq ans après l’émotion suscitée par la mort d’Aylan Kurdi, dans l’indifférence générale, meurent désormais des enfants dans la Manche :
Bien sûr, cela représente aussi un « marché juteux » : http://geographiesenmouvement.blogs.liberation.fr/2020/11/05/le-business-meurtrier-des-frontieres/
Les cartes sont éloquentes : https://visionscarto.net/mourir-aux-portes-de-l-europe
Ces frontières qui nous séparent, ces murs qui s’érigent un peu partout (40 000 km construits depuis la chute du mur de Berlin), sont-ils une affaire masculine ? Il y aurait sans doute une psychanalyse du mur à entreprendre, c’est ce qu’a fait Wendy Brown. En tout cas ce sont deux voix féminines : Wendy Brown, puis, dans un registre très différent Vinciane Despret, qui nous parleront ici de murs, de frontières, de territoires … Est-ce un hasard ? Quand Donatella di Cesare incrimine, dans « Stranieri residenti, una filosofia della migrazione » (2017) les effets des Etats-nations dans la fermeture des frontières, Wendy Brown, dans « Murs – Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique »(2009) y voit plutôt le signe de leur affaiblissement définitif : il ne resterait plus que cela aux Etats-nations, cette prérogative impossible.
Quelques repères dans le très riche livre de Wendy Brown :
« 1 : contrairement à ce que certains prétendent, les murs actuels marquent moins la résurgence, en pleine modernité tardive, de la souveraineté de l’Etat-nation, qu’ils ne sont des icônes de son érosion. Dans la mesure où ils apparaissent comme des exemples hyperboliques de la souveraineté de l’Etat-nation, ils révèlent, comme toute hyperbole, que quelque chose d’hésitant, de vulnérable, de douteux ou d’instable est logé au cœur même de ce qu’ils visent à exprimer.
2 : … ces murs entourent des constellations post-nationales, et séparent les zones riches des parties pauvres de la planète. Considérés conjointement, les flux et les barrières qui constituent ce nouveau paysage signalent que le droit et la politique sont dans l’incapacité de gouverner les multiples puissances libérées par la globalisation et la colonisation caractéristique de la modernité tardive.
3 : Les murs de notre modernité tardive ont ceci d’ironique que, s’ils ont pour fonction de marquer et de mettre en œuvre la distinction entre dedans et dehors, ils apparaissent comme l’exact inverse quand on les appréhende dans le cadre de cet effacement entre police et armée, sujet et patrie, « vigilantes » et Etat, droit et non droit.
4 : En répondant à la remise en cause et à l’érosion de la souveraineté étatique, les nouveaux murs projettent l’image du pouvoir juridictionnel souverain ainsi que l’aura de la nation sécurisée dans ses frontières, soit cela même qu’ils contribuent à affaiblir par leur existence.
5 : La fiction de la souveraineté étatique constitue une sécularisation de la fiction de pouvoir divin.»
Par leur construction, les murs s’épuisent à recréer du sacré : « Le lieu de culte est toujours enclos ou enceint, qu’il s’agisse d’un temple élaboré ou de simples pierres disposées dans une forêt ou dans un pâturage. La clôture produit le sacré, en le séparant du commun et de l’ordinaire. Ainsi, les murs des cités médiévales dont les ruines jonchent encore le sol européen servaient certes à protéger, mais, sur un plan performatif et symbolique, ils avaient surtout pour fonction de séparer la ville de l’espace immense de la campagne. »WB
Nous verrons bientôt que cet ultime exemple n’est pas gratuit : cf. Texte 43 : Abandons 1
L’exemple même de la pandémie, dont aucun état, après avoir organisé un long déclin des systèmes de santé, n’est à même de nous protéger renforce les propos de Wendy Brown : « Plus sa souveraineté décline, plus l’Etat-nation affirme vigoureusement son caractère théologique. Mais cela même contribue à sa décomposition à long terme./…/
Tandis que les sursauts que connaît localement la souveraineté politique se parent d’un langage religieux, et qu’ils s’expriment, dans un cadre ouvertement théologique, au travers de demandes de fidélité et d’attitudes paternalistes, le capital émerge comme un souverain global. Le capital est aujourd’hui la seule instance qui paraisse perpétuelle et absolue, et il devient progressivement la source primordiale de tous les commandements./…/ Il se moque bien de ces communautés nationales ou subnationales désireuses de définir leur mode de vie ou de se rendre maîtresses de leur destin : de son point de vue, elles sont des vestiges aussi archaïques que les fiefs féodaux à l’époque de la modernité. »WB
Comme toute institution, le mur atteint vite un certain degré de contre-production, donnant ainsi raison à Ivan Illich : « Les murs ne font pas qu’échouer, ils agrègent fréquemment les problèmes qu’ils sont censés résoudre. Premièrement, en rendant les migrations plus difficiles et plus coûteuses, ils tendent à favoriser l’installation permanente des immigrés clandestins, en Europe comme aux Etats-Unis. (Ce sera aussi l’analyse de Catherine Withold de Wenden (cf. Traces 58 , à venir))
Deuxièmement, ils contribuent à la sophistication de l’économie parallèle. »WB
On en vient là à une analyse psychologique des murs : « La souveraineté constitue un fantasme politique de maîtrise (ou une erreur) suprêmement masculin(e). »WB
Citant Sigmund, et Anna Freud, Wendy Brown poursuit : « Supposons maintenant que les idées inacceptables qui produisent le désir de murs et génèrent une hystérie liée à la perméabilité, aux immigrés ou au terrorisme ne se limitent pas à des désirs internes aux entités qui construisent des murs. Supposons plutôt qu’elles sont liées à certains éléments de la vie contemporaine, des éléments difficiles à admettre, voire effrayants : la capacité de contention (économique, culturelle, juridique même) limitée que possède aujourd’hui l’Etat ; l’affaiblissement des capacités souveraines de protection ; le pouvoir et la suprématie déclinants du monde euro-atlantique et la perte de statut qui en résulte pour les classes ouvrières et les classes moyennes ; l’érosion d’une identité nationale fondée sur une langue et une culture commune ; la dépendance de la prospérité euro-atlantique vis-à-vis d’un extérieur pauvre ; et par-dessus tout, peut-être, une existence euro-atlantique envahie par le crime, la drogue, la violence, l’ennui, la dépression./…/L’obsession hystérique, c’est l’Etranger, cette créature imaginaire fabriquée …La phobie c’est la xénophobie. Aussi des murs conçus pour écarter le danger en viennent-ils à le produire sur le plan discursif. »WB
Pour enfoncer le clou, finalement : « La vulnérabilité nue - produit du déclin de la souveraineté à l’ère du marché global et du terrorisme mondial- suscite une réaction de la part du moi national, qui va chercher à rétablir des défenses psychiques par des moyens physiques. »WB
Sommes-nous moins intelligents que les oiseaux, comme le laisse entendre Baptiste Morizot, dans sa postface à « Habiter en oiseau »(2019) de Vinciane Despret ? « Si les humains épuisent leur intelligence à comprendre les trois notes du chant d’un pouillot, c’est que ces trois notes, par un absurde syllogisme, sont plus intelligentes qu’eux (en un autre sens d’intelligence, celui des mystères païens, simples et insondables). »BM.