Et si les limites des territoires étaient un lieu, où rencontrer l’autre, jouer ensemble, comme avec les
balançoires inventées par Ronald Rael et Virginia San Fratello pour transcender la barrière entre Mexique et Etats-Unis ? https://www.youtube.com/watch?v=1bbeBo3te5E
C’est ce à quoi parvient Vinciane Despret, dans « Habiter en oiseau » (2019), où de glissement en glissement, elle laisse jouer entre elles les interprétations par les hommes des chants et des territoires des oiseaux : comme l’écrit Baptiste Morizot dans la postface de l’ouvrage :« Les explications s’entretuent par exclusion compétitive, alors que les interprétations s’articulent, elles jouent ensemble (comme des louveteaux jouent ensemble). » BM
Suivons donc Vinciane Despret déroulant une histoire de l’ornithologie, plutôt masculine au début, et de moins en moins, ce qui n’est pas sans incidence sur le regard, et l’écoute surtout, s’agissant de chants, portés sur les oiseaux. L’objet ? « Ce que je demande aux oiseaux : de nous ouvrir l’imagination à d’autres façons de penser, de rompre avec certaines routines, de rendre perceptible l’effet de certains types d’attention. Pour rendre possible d’autres histoires. »VD
Car, citant Eduardo Viveiros de Castro : « s’il y a quelque chose qui revient de droit à l’anthropologie, ce n’est pas la tâche d’expliquer le monde d’autrui, mais bien celle de multiplier notre monde. » Métaphysiques cannibales (2010) (nous y reviendrons) « Les territoires se multiplient. Au fur et à mesure des découvertes, on le voit, d’autres territoires apparaissent,…d’autres manières de faire monde. »VD Propriété des lieux ? Propriété des femelles ? Cela semble bien confus, au XVIIème siècle …Selon Giovanni Pietro Olina (1622), c’est le propre du rossignol philomèle d’occuper ou de s’emparer, dès son arrivée, d’un endroit qu’il considère comme sa propriété et dans lequel il ne tolère aucun rossignol si ce n’est son conjoint. »VD
La coïncidence de ces visions avec tout le mouvement de destruction des communs, initié par les « enclosures » n’est pas fortuite : « Le terme « territoire » avec une connotation très marquée de « propriété exclusive dont on s’empare » apparaît dans la littérature ornithologique au XVIIème siècle, c’est-à-dire au moment même où, selon Philippe Descola et de nombreux historiens du droit, les Modernes résument l’usage de la terre par un seul concept, celui de l’appropriation. »VD
Mais les oiseaux ont plus de souplesse dans leurs définitions : « Les frontières vont s’avérer bien plus élastiques, négociables et poreuses que ce qu’on aurait pu imaginer d’après les premières observations… »VD
Le territoire ne serait-il qu’un prétexte ? Prétexte à chants, s’entend… non à discours enflammés :« Le territoire chez la plupart des oiseaux est un site de spectacularisation, il est le lieu par lequel l’oiseau peut être vu et entendu./…/ on est en droit de se demander si, dans certains cas, ce n’est pas tant pour défendre son territoire que l’oiseau chante et parade, ce serait plutôt le territoire qui lui offrirait la scène pour ses chants et ses exhibitions./…/S’il y a des territoires qui tiennent à être chantés, ou, plus précisément, qui ne tiennent qu’à être chantés…. Il y a sans nul doute quantité d’autres modes d’être de l’habiter qui multiplient les mondes./…/ Je dis habiter, je devrais dire cohabiter, car il n’y a aucune manière d’habiter qui ne soit d’abord et avant tout « cohabiter ».VD
Les modèles ont la vie dure, qu’ils soient sexistes : « Il n’en reste pas moins que le territoire reste, dans la littérature actuelle, majoritairement une affaire de mâles./…/ Le territoire aurait donc pour fonction, ou pour effet, d’attacher les êtres, les mâles au territoire, les femelles aux mâles par sa médiation. »VD
Ou économistes, et ce au détriment d’observations plus fines :« La compétition comme mode de pensée s’impose d’autant mieux également que le territoire est défini par la qualité des ressources en nourriture. Le calcul est donc presque ficelé d’avance : si la densité augmente, la nourriture diminue ; les animaux ne peuvent être que des compétiteurs. Va ainsi disparaître de la scène une observation … : le fait que les animaux territoriaux, paradoxalement, semblent rechercher la présence des autres. Et que le territoire serait peut-être un moyen par lequel ils y arrivent. »VD
Ou bien encore pseudo-darwiniens, avec cette absurde « loi du plus fort », qui est tout sauf réelle :
« … les territoires sont le lieu d’une activité sociale bien plus compliquée que ces modèles ne permettent d’imaginer, où l’art de la distance pourrait être, également, un art de la composition. Et sans doute cette négligence signale-t-elle en même temps des habitudes de pensée tenaces qui impriment leur marque sur la manière dont on envisage le territoire : l’attachement maniaque à l’idée que les territoires partagent l’espace entre ceux « qui ont » et ceux « qui n’ont pas », liant subrepticement, et parfois à l’encontre des intentions déclarées, le territoire à la propriété ; la fascination pour l’agressivité et, corollairement, cette idée que l’on retrouve presque partout que le territoire favoriserait les individus les plus forts, et régulerait ainsi sagement la transmission des meilleurs gènes. »
Notre identité, comme le dirait Montaigne, est tout sauf fixe. Ainsi en va-t-il des territoires, et de ce qui les motive : « Rien de plus mouvementé qu’un territoire. Et rien ne serait plus triste que de ne pas arriver à le penser dans le régime des émergences, de la beauté, des contrepoints et des inventions. Et des mouvements de sortie de territoire./…/L’hypothèse de Margaret Nice sous-entendait que le territoire est de l’ordre du désir, ou plutôt de désirs différents, désir de le défendre au printemps, désir d’y simplement rester, en hiver. L’espace est, je dirais, à affectivité variable. » VD
Ici nous retrouvons Sarah Vanuxem (Traces 21, Communs 1), en cherchant un autre sens du verbe posséder : « Sarah Vanuxem cherche … les interprétations qui permettraient de rompre avec la conception de la propriété comme un pouvoir souverain sur les choses, pour penser les choses comme des milieux qu’il s’agit d’habiter. /…/L’oiseau possède son territoire, parce qu’il est possédé par lui. Il a approprié son existence aux nouvelles dimensions que propose le territoire, il a été pris par la territorialisation. C’est le territoire qui le fait chanter, comme il le fait arpenter, danser, exhiber ses couleurs./…/Il s’agit alors, avec les actes de territorialisation de transformer l’espace non en « sien », mais en « soi ». Que se passe-t-il aux frontières de ces territoires ? Puisque nous nous intéressons ici aux frontières : « Selon John Maynard Smith, ce devrait plutôt être alors compris comme des marchandages, des négociations, plutôt que comme des conflits à l’issue desquels le vainqueur emporterait tout./…/l’agressivité n’explique pas le territoire, mais elle le suppose, ce qui veut dire que le territoire est l’évènement de la réorganisation des fonctions agressives en fonctions expressives. »VD
Frontières vues ici comme lieux d’échanges, avant tout : « Fraser Darling : l’une des fonctions les plus importantes du territoire chez les oiseaux est « l’apport d’une périphérie, c’est-à-dire une limite par laquelle l’oiseau est en rapport avec un voisin./…/ la périphérie est un haut lieu de vie, ou plutôt même de vitalisation. C’est le lieu où les oiseaux s’activent… Ce sont, dit Thibault de Meyer, des « dispositifs d’enthousiasme ».VD
Tous ces chants sont musiques, sont polyphonies : « Bernie Krause s’était attaché à comprendre comment les animaux composent ensemble, et comment ils composent avec ce qui les entoure… comment ces animaux créent des silences qui vont construire l’accord ; comment ils partagent des fréquences ; comment ils s’accordent. »VD
Et si les territoires étaient en fait des partitions, comme des partitions de musique ? C’est l’hypothèse de Rachele Malavasi et Almo Farina, écoutant chanter les oiseaux du Latium :
« Car c’est bien ce que sont les territoires, ce sont des partitions. … ils dessinent des réseaux de territorialités sonores. »VD
Nous ne comprendrons jamais entièrement : " Si un oiseau savait dire ce qu'il chante, pourquoi et comment il chante, il ne chanterait plus " Paul Valery. En guise de conclusion : « Faire un territoire, c’est créer des modes d’attention, c’est plus précisément instaurer de nouveaux régimes d’attention. »VD
Mais qu’en est-il de quitter, de devoir quitter un territoire ? Il sera question de ceci.