Fuir vers les forêts, pour des raisons religieuses, politiques, ce fut fait. Et pourquoi pas aussi écologiques, donc, aujourd’hui ? Les habiter, comme les Pygmées ou les Indiens des Traces 85 et 86, nous paraît en effet le plus sûr moyen de parvenir à sauver leur intégrité. Dans ces pages, nous passerons aujourd’hui des forêts de Normandie, étudiées par Danny Lake-Giguère, dans sa thèse : « Administrer les forêts du roi au Moyen Âge» à celles des Pyrénées, avec Jean-Paul Métailié : « Un patrimoine historico-environnemental : les forêts pastorales dans les Pyrénées ». Et enfin à la taïga décrite dans « Ermites dans la taïga ». (1992) par Vassili Peskov.
Comme si les incendies ne suffisaient pas, le vol de bois prend des proportions alarmantes : il s’agit de déboisements massifs : https://www.lemonde.fr/planete/article/2021/03/20/enquete-ouverte-dans-l-ariege-pour-deboisement-illegal_6073867_3244.html
“…plus de 250 épicéas de 30 mètres de haut, aux troncs d’un mètre de diamètre, ont été soigneusement découpés… A quelques centaines de mètres de là, une autre parcelle, de chênes centenaires, a également subi les assauts des tronçonneuses. » Le Monde 20 mars 2020.
Qui nous en protègera ? Certainement pas l’Etat : Les pouvoirs ont toujours eu des difficultés à contrôler les forêts, de par leur taille et la complexité de l’univers qu’elles représentent. Et s’en sont toujours pris aux petits, tout en sachant bien quels étaient les plus gros prédateurs, les abbayes, qui s’abritaient derrière la terreur que les Grands avaient, avec raison sans doute, pour le salut de leurs âmes. Aujourd’hui, les pouvoirs attendent plutôt des gros leur salut électoral, triste signe des temps… Et aujourd’hui, les gros, ce sont les méga-scieries, et les firmes comme EON, qui transforment la forêt en paillettes.
« C’est sans hasard que les monastères, certainement les plus importants usagers des forêts, bénéficièrent aussi non seulement des plus généreuses conditions d’usage, mais d’un certain laxisme de la part de l’administration royale. Lorsque le maître des eaux et forêts Oudard de Creux enquêta vers 1316 sur les usages des religieux de Saint-Wandrille, il fut découvert que leurs importants privilèges étaient responsables de graves dégâts en forêt du Trait-Maulévrier. Pourtant, les moines ne se virent imposer aucune sanction réelle. Le roi leur offrit plutôt de leur céder en pleine propriété, généreusement d’ailleurs, une partie de la forêt qu’ils pourraient désormais exploiter et utiliser selon leur bon désir. » Danny Lake-Giguère.
du formulaireAlors que les troupeaux ont toujours été considérés comme des ennemis naturels des forêts, Jean-Paul Métailié révèle un autre aspect : « De nombreux peuplements aujourd’hui réellement «non exploités» au niveau sylvicole, et qui sont considérés comme très intéressants au niveau biologique ont en fait un passé très ancien d’exploitation sylvo-pastorale. Un certain nombre d’entre eux ont d’ores et déjà été inclus dans des aires protégées... On assiste donc à un renversement paradoxal : ce sont les forêts qui ont été les moins gérées, qui ont été laissées en libre usage aux communautés montagnardes et qui de ce fait étaient considérées il y a encore peu de temps comme « dégradées », sans valeur, qui deviennent aujourd’hui des patrimoines biologiques, des refuges de la biodiversité. » JPM
Car : «La conception de la ressource forestière dans les sociétés agropastorales a toujours été fort différente de celle des ingénieurs forestiers : elle obéissait à une logique de production intégrée. Dans ce système, ce n’est pas l’arbre, la forêt que l’on exploite ou que l’on protège, mais un ou des usages; l’arbre n’a pas de valeur en soi, il est intégré dans un système global d’utilisation du territoire. Dans cette logique, la production ne fait pas appel à des techniques sylvicoles ou de type agricole, mais bien plus à des pratiques d’activation des ressources, qui sont basées sur une connaissance empirique très précise de l’environnement local et des rythmes phénologiques qui guident l’organisation saisonnière de l’exploitation » JPM
Rythmes phénologiques dont Agafia et son père sont plus qu’instruits, ayant su tirer de la forêt tant de ressources ! Voici quelques extraits d « Ermites dans la taïga » :
« Fanatique, la confrérie dite des fuyards l’était complètement. Contre l’antéchrist, que personnifiait le tsar, contre la corvée féodale et les persécutions, son seul salut était de fuir et de se cacher. Les vieux-croyants de cette confrérie rejetaient non seulement les pratiques de Pierre Ier tels le rasage de la barbe, l’usage du tabac et du vin, mais aussi tous les usages civiques : les lois, le service militaire, le passeport, l’argent, les autorités sous quelque forme que ce fût, …. »VP
Le hasard mène des géologues, puis le journaliste Vassili Peskov vers cette isba perdue dans les bois où vit une famille coupée de tout contact depuis plus de quarante ans : « A l’écart de la rivière et assez haut sur la montagne, le domaine se dérobait à tous les regards des voyageurs éventuels. Le relief et la taïga faisaient écran aux vents. A proximité de la demeure grondait un torrent d’eau pure et froide. Le mélèze, le sapin, le cèdre et le bouleau donnaient à ces gens tout ce qu’ils avaient la force d’en prendre. » VP
Deux ressources : le jardin, et la taïga : « Le jardin donnait de la pomme de terre, du navet, de l’oignon, des pois, du chanvre et du seigle. Les graines avaient été apportées quarante-six ans auparavant comme des pierres précieuses. Le deuxième jardin, c’était la taïga. Sans ses fruits l’homme ne pourrait y vivre longtemps dans l’isolement total. Dès avril les bouleaux donnaient leur sève. On la recueillait dans des seaux d’écorce…on plaçait le seau dans le torrent, réfrigérateur naturel, où la sève se gardait longtemps. /…./L’été venu, on ramassait les champignons, la framboise, la myrtille, l’airelle rouge, le cassis./…/On séchait les champignons et les myrtilles, on macérait l’airelle dans de l’eau. »VP
Agafia et son père tissent un rapport à la taïga, mais aussi à ses habitants, bien différent de ce que nous pourrions imaginer : « Fin août on allait à la cueillette des pommes de cèdre dont les graines faisaient office de « pommes de terre de la taïga »…. Tous les Lykov – les jeunes et les vieux, les hommes et les femmes – grimpaient aux cèdres avec aisance…Lors de la cueillette des pommes de cèdre, l’ours suivait les ramasseurs à la trace tout en esquivant leurs regards, pour recueillir les fruits oubliés. « Nous lui laissions des pommes exprès, affamé comme il l’était, en quête de graisse pour l’hiver. » »VP
Vassili Peskov conclut : « Non, la taïga ne leur rend pas la vie douce. Cependant, exception faite du sel, elle a su leur donner tout ce que la survie requiert. »VP
Ultime ressource essentielle, le chanvre : « Le tissu des habits était fabriqué au prix d’un zèle et d’un travail forcenés. On cultivait le chanvre, on le séchait, on le mettait à tremper dans le torrent, on le froissait pour l’assouplir, Sur un rouet sommaire… la filasse donnait un grossier fil de chanvre. On passait alors au tissage. Le métier à tisser se dressait dans l’isba, repoussant ses habitants dans le coin. De cette toile on taillait des robes d’été, des foulards, des bas, des moufles. Pour l’hiver on rembourrait les pardessus, ce qui consistait à fourrer de l’herbe sèche entre la doublure et la surface externe. « C’est que le froid est vif à faire craquer les arbres », a expliqué Agafia. »VP
« Karp Ossipovitch mentionnait le chanvre avec gratitude au même titre que la pomme de terre et le cèdre. Même respect pour le bouleau. Pour commencer, les bouleaux chaussaient les Lykov. On faisait un genre de sabots à base d’écorce de bouleau. Ils étaient lourds et plutôt grossiers. On les rembourrait d’herbes marécageuses pour la chaleur et le confort du pied./…/ Mais la vocation première de l’écorce de bouleau est la vaisselle. Là les Lykov n’avaient rien à inventer. Leurs aïeux fabriquaient dans toutes les forêts les fameux seaux d’écorce, excellents pour tous les usages/…/ C’est avec un seau d’écorce qu’Agafia et son père combattaient l’incendie de forêt. »VP
Nous parlerons prochainement des feux de forêt (Trace 159).
Taïga aux immenses ressources, qui dispensait aussi bien l’écritoire, que le cercueil : « Où trouver dans la taïga cahiers et crayons pour les études ? Akoulina Karpovna ne possédait rien de tout cela, mais elle avait, en revanche, de l’écorce de bouleau et du jus de chèvrefeuille. Trempez-y une tige bien taillée et vous pourrez tracer sur l’écorce jaune de pâles lettres bleues. »VP
« Dmitri (le frère d’Agafia) fut mis en terre dans un tronc de cèdre, et au pied d’un cèdre, à l’écart de son izbouchka. »VP
Dans « La montagne et la liberté », que nous verrons Trace 106, James C. Scott nous invite à nous décentrer et à regarder notre civilisation de l’œil ironique de celui qui a fui, comme le fait ici l’ermite : « J’ai dessiné dans mon carnet un immeuble de Moscou à plusieurs étages : « Seigneur, en voilà une vie, comme abeilles en ruche ! » s’étonna le vieux Peskov : « Et où sont les jardins ? Comment mange-t-on ? » »VP