De forêts, il sera encore question, aujourd’hui avec J.C. Scott et Baptiste Vidalou.
J.C. Scott, professeur de sciences politiques, énonce dans « La montagne et la liberté » (2001) les thèmes qui seront développés dans « Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné » (2013), dressant une comparaison entre gens des plaines et gens des montagnes. En voici quelques extraits :
« Dans les sociétés d’Asie du Sud-Est, le gouffre culturel et politique qui sépare les habitants des hauteurs de ceux des plaines et des vallées représente peut-être le clivage le plus tenace et le plus conflictuel. C’est aussi celui qui pose les problèmes les plus compliqués aux États qui cherchent à réaliser leur intégration nationale. »JCS
« Ici « les montagnes » sont moins affaire de relief que de relative inaccessibilité, laquelle peut se réaliser aussi sous forme de marais, déserts ou forêt dense. Ces lieux écartés pourraient être appelés, pour reprendre le terme d’Anna Tsing (voir Traces 99 et 100), des « espaces de non-État ». » JCS
« Le fondement de la liberté du peuple en Asie du Sud-Est était la mobilité physique. Cette dynamique centrifuge œuvrait constamment contre la dynamique centripète de la capture de prisonniers et de l’esclavage. Si l’asservissement était le principe de fabrication de l’État, la fuite en était le principe de destruction. Si l’œuvre du pouvoir d’État était de créer des « espaces d’État » intelligibles, la fuite consistait à gagner les « espaces de non-État » existants ou à en créer de nouveaux, essentiellement dans les montagnes. » JCS
« Les montagnards sont différents : ils sont le plus souvent animistes, contrairement à ceux d’en bas, qui ont épousé les religions de grande tradition ; s’ils produisent un surplus, ils ne l’utilisent pas pour entretenir des prêtres et des rois. Il nous faut donc introduire dans le tableau cette caractéristique des montagnards qu’est le refus culturel des projets de civilisation des vallées. Rappelons que « les montagnes » sont entendues ici à la fois littéralement et métaphoriquement. » JCS
« La plupart des populations qui vivaient aux marges du pouvoir d’État les avaient rejointes ou y étaient restées en raison d’une certaine relation avec les grandes structures politiques. Du point de vue de ces dernières, partir vers les hauteurs, vers l’intérieur ou, de manière générale, vers les marges, quitter les zones de riziculture inondée, c’était descendre une certaine échelle de prestige, de pouvoir et de civilisation. Mais, comme l’explique Tanya Li, le lieu de résidence était un choix : « Les gens qui vivaient dans les hautes terres ne le faisaient pas par défaut, en laissés-pour compte de l’histoire, mais pour des raisons positives d’économie, de sécurité et de style culturel qui se constituaient par contraste avec les projets politiques de la plaine » » JCS
« Il n’est pas faux, comme l’a écrit le Baron de Tott cité par Braudel, que « les lieux les plus escarpés ont toujours été l’asyle de la liberté ». Mais ce n’est pas seulement que les civilisations « ne savent pas grimper » : c’est aussi que les gens, parfois collectivement, parfois individuellement, « grimpent » pour leur échapper. » JCS
Jean- Baptiste Vidalou, philosophe et constructeur de murs de pierres sèches (voir Traces 95), dans « Etre forêts- Habiter des territoires en lutte » (2017) cite J.C. Scott, et reprend ce thème de la forêt comme lieu de liberté. Habitant les Cévennes, il voit les ravages causés par EON, société transformant les arbres en paillettes pour en tirer profit, avec un prétexte écologique masquant mal la destruction pure et simple d’un milieu, d’un pays. D’où la rage qui remplit ce livre, l’un des plus beaux lus au cours de cette recherche. De nouveau, quelques extraits, se passant de commentaires :
« Si on y va dans cette forêt , si on y ramasse ou y coupe du bois, si on y cueille, si on y chasse, si on y joue, si on y flâne, si on la défend, si on s’y bat, on la saisira autrement qu’en termes de chiffres, de ressources, de données. Un autre rapport au monde peut alors se construire, faits d’espaces irréductibles les uns aux autres. /…/
« Nous tâchons d’être forêts. Comme une force qui grandit, tige par tige, racine par racine, feuille par feuille. Jusqu’aux cimes, débordantes, entre ciel et terre, devenir ingouvernables. /…/
…certains travaux anthropologiques le révèlent assez finement : tout un chacun est constitué par l’histoire des lieux qu’il habite, de la même manière que ces lieux sont faits de son histoire à lui. Ils se développent ensemble. Les êtres s’enchevêtrent, les existences se tissent d’autant de trajectoires géographiques, inscrites à même le sol. Rompre ce lien entre les êtres et les lieux, c’est aussi rompre le lien de ces êtres avec leur passé. Cela s’appelle, comme le dit si bien Tim Ingold, mettre à plat./…/
Si habiter des territoires est devenu pour toute une génération un geste des plus politiques, une manière de vivre, une éthique, c’est que les lieux qu’elle investit contiennent plus qu’une réaction à un projet, ils abritent des mondes. Des mondes déjà là. Tissés de coutumes, de complicités, de luttes passées, ils recèlent un imaginaire commun. Et défendre ces forêts, menacées par on ne sait quel projet infrastructurel, contient une charge éminemment politique par tous ces enchevêtrements de forces, toutes ces poussées, tous ces êtres qui se lient, déployant leurs propres forces./…/
Les indigènes qui habitent dans ces forêts et qui ne partagent pas cette vision « économique » du monde se trouvent privés de leurs lieux de vie, expulsés hors des réserves, et voient leur habitat détruit au prétexte qu’ils « n’ont pas les compétences pour gérer la forêt rationnellement ». Au-delà de la financiarisation de la nature, dont toutes les bonnes âmes de nos pays condamnent les abus, ce qui contamine la planète depuis plus de trois cent ans, c’est bien cette maladie toute occidentale qui consiste à réduire le monde à des lignes de comptes./…/
La voilà la différence éthique : différence entre le bois attaché à la multiplicité des liens coutumiers-hybrides et le bois réduit à une unité économique d’équivalence. Voilà la différence existentielle et non seulement juridique ou politique qui éclate entre des usages toujours singuliers et UN système. /…/
Depuis la dépossession originelle des usages communaux, se perpétue cette gigantesque entreprise de guerre au vivant que l’on nomme économie. Que cette entreprise aboutisse maintenant, dans sa phase dévastatrice, à s’attaquer aux derniers peuples des forêts au nom de la « biodiversité » même est le prolongement d’une manœuvre qui rôde depuis le début des hostilités. /…/
Si, depuis un certain moment, de plus en plus de groupes et d’individus se réapproprient des territoires, luttent pour protéger ce à quoi ils tiennent, ce à quoi ils ont appris à se lier, c’est qu’il en va d’une nécessité primordiale de mondes. De mondes que nous habitons, mais de mondes qui nous habitent tout autant. Une forêt, des champs, des techniques, des amitiés, des cabanes, des chants, des montagnes, un passé vivant, une détermination commune, des chemins, des barricades, une nouvelle géographie, une émeute dans les rues d’une ville enfin vivante, une maison collective, des usages, d’autres êtres, des mondes luxuriants./…/
Les forêts entretenues par les anciens, de terrasses en terrasses dessinant la montagne d’autant de courbes de murs en pierres, se transformeront en gisements de biomasse. Le rapport à l’arbre, au monde, aux usages est proprement nié. L’arbre qui contient les possibilités multiples de devenir bois de charpente, parquet, table, bois de chauffage, tanin, nourriture, piquet, bol, gouttière, ruche… se convertit en une abstraction : de la « future électricité ». Partir en forêt, trouver les arbres propices à une charpente, comme les bâtisseurs dignes de ce nom le pratiquent, scrutant le diamètre, la courbe et les formes de l’arbre désiré et imaginant déjà la place qu’il tiendra dans la structure finale, suivant la composition des lignes du bois, longeant les nœuds, profitant de telle ou telle disposition des branches, planant l’écorce, traçant le tenon ou la mortaise, suivant la matière, ses fils et ce qu’elle lui propose plutôt que de lui imposer violemment une forme prédéterminée ; tout cela est profondément incompréhensible pour la vision extractiviste qui ira, en fonction d’une commande, sur une parcelle quelconque , récolter, débiter, transporter, brûler du bois-énergie./…/
La forêt revient, assurément. Mais la forêt ne revient pas comme un fantôme, elle revient comme une force désirante, pleine d’elle-même./…/
Il y a de la forêt là où on ne peut plus supporter la misère existentielle généralisée, cette neutralisation préventive de toute vie. Il y a de la forêt dans les cœurs et les esprits… La forêt, c’est une manière de se tenir. » BV
Nous explorerons les forêts d’une autre manière dans les prochains textes, allant de branche en branche.