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Billet de blog 14 février 2025

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Trace 12-Beauté 1

Le beau n’arrive pas par hasard, et nous l’avons déjà constaté : Par exemple, dans les villes médiévales italiennes : « Nombre de projets urbains sont engagés au nom d’une recherche affichée du beau, une beauté qui est d’abord synonyme d’ordre, de distribution claire des fonctions et des activités, mais qui se confond plus généralement avec un nouveau rapport à l’espace. » Elisabeth Crouzet-Pavan,

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Le beau, dans une « étude de faisabilité » ? Quelle prétention ! Qui peut dire le beau ? Tous : « Les revendications d’esthétique, que ce soit au niveau architectural, artistique ou culturel, ne sont pas des aspects périphériques de la politique. » Corinne Morel-Darleux « Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce » (2019). Merci à elle de le rappeler. Car, depuis 6 mois de campagne électorale, nous ne  nous fatiguerons pas à compter les occurrences des paroles « beau, belle, beauté » : cherchez « beau », dans les discours de Macron, et autres… et vous trouverez, comme moi, « beaucoup », ce qui est presque le contraire…

Après avoir manqué envoyer la population dans les champs, durant les précédentes Traces, nous n’allons pas à présent édicter les règles d’une esthétique type Révolution Culturelle. Simplement, cette préoccupation ne nous a jamais quittés, et elle prend mille formes variées. Nous en explorerons deux expressions, l’une sobre, l’autre exubérante.

Le beau n’arrive pas par hasard, et nous l’avons déjà constaté : Par exemple, dans les villes médiévales italiennes (Trace 50) : « …. Nombre de projets urbains sont engagés au nom d’une recherche affichée du beau/…/une beauté qui est d’abord synonyme d’ordre, de distribution claire des fonctions et des activités, mais qui se confond plus généralement avec un nouveau rapport à l’espace. » Elisabeth Crouzet-Pavan, « Les villes vivantes- Italie XIII° XV° siècle » (2009). Dans « L’architettura civile in Toscana » (1995), Italo Moretti souligne que les ouvrages défensifs  même devaient répondre  à cette préoccupation. Le beau était alors un projet politique. Qu’il le soit à nouveau.

C’est devenu banal d’accuser quiconque doutant de la direction que prend le « progrès » de promouvoir alors une société sans goût ni plaisir : nous serions des Amish… Nous serions pour des lois somptuaires, comme celles édictées au Japon, pour des interdictions en tous genres.

Il faut signaler que certaines de ces lois japonaises étaient  justement dictées par le fait que l’univers fini que constituait l’archipel, fermé à tous, montrait des signes de déforestation, et que ces lois peuvent être vues comme les premières mesures décroissantes jamais promulguées, du fait de la conscience de cette finitude.

Selon Richard Collasse, dans  « Dictionnaire amoureux du Japon » (2021) : « La caste des marchands , à laquelle les lois somptuaires interdisent l’accès aux objets chinois réservés aux nobles, va s’emparer du Wabi-Cha qui prône une esthétique sobre empreinte d’humilité et se rapprochant de la nature » RC.

Ainsi, c’est en partie de ces contraintes-là  que naîtra le concept Wabi-Sabi, qui sera aujourd’hui notre objet : une réaction créative à une contrainte environnementale, et c’est en cela qu’il nous intéresse.

Teiji Itoh, dans « The elegant japanese house » (1969),(photos jointes) décrit : « Dans le développement des maisons de thé Sukiya et des autres types de constructions dérivées, le maître de thé applique les principes du Sakui d’un grand nombre de façons et produit donc un nombre infini de variations. Lesquelles variations, cependant, obéissent à certains éléments communs de structure et de dessin, car le concept de Sakui était toujours contrôlé par celui également important de Wabi et Sabi . Ces termes, quoique difficiles à définir, signifient quelque chose comme « simplicité rustique » et « saveur de l’âge ».

Dans le « Vocabulaire de la spatialité japonaise » (2015) , Augustin Berque introduit ainsi l’article Wabi/Sabi : « Le Wabi est une notion esthétique et morale, généralement associée à celle de Sabi, concernant principalement la cérémonie du thé et la poésie, et exprimant un goût de la solitude tranquille, loin des soucis du monde. » AB. Si on veut.

« C’est surtout à Sen no Rikyù (1522-1591) que l’on doit l’accession de Wabi au rang des principales notions de l’esthétique japonaise. Wabi résume en effet le goût de Rikyù pour le dépouillement, voire l’austérité des formes, des couleurs et des matières, à travers lesquelles s’exprime un idéal moral qui voit la véritable richesse dans le cœur de l’homme plutôt que dans les richesses qu’il possède./…/

Le Sabi quant à lui est une notion esthétique que l’on rattache notamment à la poétique de Basho , chez qui le terme est devenu indissociable de celui de Wabi, et exprimant un goût pour les choses qui portent la marque du temps, la simplicité liée au renoncement et à la solitude, mais aussi l’élégance née du raffinement de cette simplicité./…/

Avec Basho, Sabi devient un principe esthétique fortement positif , dans lequel la connotation de dépérissement et de désolation s’estompe devant des valeurs attachées à l’éveil moral et sensible de celui qui va trouver la sérénité dans le passage du temps et le déclin même de toute chose. C’est en somme une esthétique de l’écoulement des choses. » AB

Berque conclut en disant qu’il s’agit «d’un idéal par définition inaccessible aux majorités ». Et pourquoi diable ? Pierre Bourdieu y verrait une preuve par neuf de sa « Distinction » (1979). Et pour moi, une porte de grange savoyarde est Wabi Sabi.

Y a-t-il une approche moins hautaine ?

Leonard Koren, dans « Wabi-sabi à l’usage des artistes, designers, poètes & philosophes » (2015), fait du concept davantage un outil de résistance contre certaines formes de la modernité , ce qui me convient mieux.

« Wabi-sabi est la beauté des choses imparfaites, impermanentes et incomplètes. C’est la beauté des choses modestes et humbles. C’est la beauté des choses atypiques » LK

« Le wabi-sabi me semblait être l’antidote parfait au style de beauté lisse, édulcorée et consensuelle qui, e le sentais, privait peu à peu la société américaine de toute sensibilité. J’en suis venu à penser qu’il présente une affinité avec ces courants anti-esthétiques, plus emphatiques, qui surgissent invariablement de l’âme créative, jeune, moderne : beat, punk, grunge… » LK

« Le wabi-sabi hésite à séparer la beauté de la non-beauté ou de la laideur. La beauté wabi-sabi est, en quelque sorte, l’état qui permet d’accepter ce que l’on considère comme laid. Le wabi-sabi suggère que la beauté est un évènement dynamique qui se produit entre vous et quelque chose. La beauté peut surgir spontanément à n’importe quel moment, pourvu que les circonstances, le contexte ou le point de vue soient appropriés. Elle est ainsi un état modifié de la conscience, un extraordinaire moment de poésie et de grâce.

Aux yeux des riches marchands, samouraïs et aristocrates qui pratiquaient le thé, la hutte de paysan japonais de l’époque médiévale, sur laquelle était calqué le pavillon de thé wabi-sabi, constituait un environnement plutôt humble et misérable. Pourtant, dans certaines circonstances et à la lumière de conseils avisés, elle revêtait une beauté exceptionnelle. » LK

« Le wabi-sabi signifie aller d’un pas léger sur la planète et savoir apprécier ce que l’on rencontre en chemin, même le plus insignifiant, au moment où on le rencontre. Ceci nous incite à cesser de nous préoccuper de tout ce qui a trait au succès (richesse, position sociale, pouvoir et luxe) et à goûter la vie désencombrée. » LK

« Le wabi-sabi consiste précisément à trouver l’équilibre subtil entre le plaisir que nous retirons des choses et celui que nous retirons de notre liberté par rapport aux choses. » LK

Le tableau que dresse Koren, opposant systématiquement, mot à mot, modernité et wabi-sabi, a quelque chose de sans doute excessif. Il n’empêche, faisant de la sorte, il dresse véritablement une alternative.

Comme le remarque lui-même l’auteur, la Villa Katsura, dont l’architecte fut Kobori Enchu (1579-1647), maître de thé wabi-sabi, a exercé une influence durable sur la pensée de nombreux architectes modernistes occidentaux, en premier Bruno Taut, ce qui rend la confrontation plus piquante :

MODERNISME                                                              WABI-SABI

Les gens s’adaptent aux machines                           Les gens s’adaptent à la nature

Organisation géométrique des formes                   Organisation organique des formes

La boîte comme métaphore                                      Le bol comme métaphore

Des matériaux fabriqués par l’homme                    Des matériaux naturels

Ostensiblement lisse                                                   Ostensiblement grossier

Nécessite d’être bien entretenu                         S’accommode de la dégradation et de l’usure

La pureté rend son expression plus riche          La corrosion  rend son expression plus riche

Sollicite la réduction de                                              Sollicite l’expansion de

 l’information sensorielle                                           l’information sensorielle

Ne tolère ni ambigüité  ni contradiction                     Est à l’aise avec ambigüité et contradiction

Froid                                                                               Chaud

Généralement lumineux                                                Généralement sombre et terne

Les valeurs premières sont fonction et utilité             Fonction et utilité ont peu d’importance

La parfaite matérialité est un idéal                                La parfaite immatérialité est un idéal

Eternel                                                                            Pour toute chose il y a une saison.

Pour conclure, et peut-être synthétiser de manière concise, voici l’incise de « L’art du peu » (1983), de Daniel Klébaner, qui, parlant  non du wabi-sabi, mais de l’art du luth, des haïkus, et des gravures de Morandi, commence ainsi : « Je veux parler d’un art où l’homme trouve l’éclat dans le terne, l’audace dans la prudence, la pérennité dans le précaire, l’excellence dans le quelconque. Tandis qu’il s’affirme, il se retire, en une économie de rigueur et de simplicité. » DK

Nous irons très bientôt retrouver de plus éclatantes harmonies .

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