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Billet de blog 14 avril 2025

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Trace 205-Mort 1

« Existe-t-il un lien entre notre rapport à la mort... et la destruction des conditions de la vie sur la Terre ? …La difficulté à accepter la mort, qui prend à l’époque moderne la forme d’un véritable déni, n’est-elle pas l’une des sources de l’incapacité dans laquelle nous sommes aujourd’hui d’habiter notre foyer, la Terre, sans le détruire ? » Pierre Madelin

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« A l’Est des rêves » (2022), de Nastassja Martin, dont nous parlerons bientôt (Trace 255 à venir), s’ouvre sur ceci : « La société moderne est malade de distance, de cet abîme qu’elle a laborieusement creusé entre elle et tout ce qui menaçait son intégrité, ces grands « autres » terrifiants au nombre desquels on trouve, en première ligne, les abstractions suivantes : la nature, les primitifs, la mort. » NM

C’est  la mort qu’évoque Pierre Madelin dans « La terre, les corps, la mort – Essai sur la condition terrestre » (2022) : Son propos est : « Existe-t-il un lien entre notre rapport à la mort, les représentations que nous formons de celle-ci et la destruction des conditions de la vie sur la Terre ? …La difficulté à accepter la mort, qui prend à l’époque moderne la forme d’un véritable déni, n’est-elle pas l’une des sources de l’incapacité dans laquelle nous sommes aujourd’hui d’habiter notre foyer, la Terre, sans le détruire ? » PM

Analysant : « Le fantasme d’un triomphe sur la mort a occupé une place primordiale, quoique rarement aperçue comme telle, dans les imaginaires de l’anthropocentrisme et dans leurs mutations à travers les âges. » PM

Il pose : « Si le déni de notre condition terrestre et le déni de la mort se sont constitués réciproquement et dans un même élan au sein de l’histoire occidentale, c’est réciproquement que doivent se constituer l’acceptation de la Terre comme foyer et l’acceptation de la mort comme horizon indépassable du vivant. C’est à cette condition que nous pourrons établir peu à peu un autre récit, fondé sur la coappartenance et sur la cohabitation plutôt que sur l’exclusion et la domination. » PM

Citant Maurice Godelier : «  Tout se passe donc comme si l’humanité, depuis qu’elle existe, avais inconsciemment et consciemment dénié la mort, avait fait en sorte que celle-ci soit plus acceptable, moins redoutable si elle n’était pas la fin définitive de la vie mais le début d’une autre vie, d’une autre forme d’existence pour les humains. » MG

Ce qui suppose une dualisation de la personne : « Plutôt que d’être pensés séparément l’un de l’autre, ces deux invariants que sont le déni de la mort et la dualisation de la personne peuvent être rattachés l’un à l’autre. C’est en tout cas ce que suggèrent Maurice Godelier et Michel Panoff… » PM

Dualisation qui se serait étendue : « Bien qu’une telle proposition comporte nécessairement une dimension spéculative, il ne semble pas aberrant de soutenir que le déni de la mort est non seulement l’une des sources de la dualisation de de la personne humaine, mais également de la dualisation du réel dans son ensemble, qui se voit désormais partagé entre un pôle somatique et un pôle animique, entre une part visible et une part invisible (dualisation que l’on retrouve dans quasiment toutes les sociétés humaines connues) » PM

Partout, mais spécialement dans notre société occidentale : « C’est indéniablement dans ce qu’il est convenu d’appeler l’Occident que le lien entre déni de la mort et déni de la condition terrestre apparaît sous sa forme la plus systématique, et qu’il devient peu à peu l’un des éléments idéologiques centraux de la dynamique écocidaire dans laquelle nous sommes aujourd’hui encore engagés. » PM

La logique dualiste a des effets puissants de légitimation : « La logique dualiste provoque donc ce que l’on pourrait appeler un dédoublement hiérarchisé du réel…. L’histoire de la philosophie occidentale s’est massivement construite en articulant sous une forme extrêmement sophistiquée deux des représentations collectivement admises les plus puissantes que l’on puisse trouver au sein des sociétés humaines : qu’il y a quelque chose dans l’être humain qui survit à la mort, et que les relations de domination admises par la société, notamment celles que les humains exercent sur les non-humains (mais aussi celles que les hommes exercent sur les femmes, les libres sur les esclaves, …) sont naturelles et légitimes. » PM

Il se produit un dédoublement du réel : « Au niveau ontologique, il permet d’opposer une sphère immanente dévalorisée … et une sphère transcendante valorisée...Au niveau anthropologique, il permet de déterminer quels êtres et quels aspects de l’existence doivent être associés à la sphère immanente dévalorisée et quels êtres et aspects de l’existence doivent être associés à la sphère transcendante telle qu’elle a été définie. » PM

Triompher de la mort ?  « A tous les niveaux – ontologique, cosmologique, anthropologique, eschatologique – le platonisme, le christianisme et le gnosticisme diffèrent. Pourtant, au-delà de la diversité de leurs constructions métaphysiques et théologiques, une obsession commune se manifeste chez les uns et chez les autres : triompher de la mort et de la condition terrestre par-delà la Terre, devenir indestructible. » PM

Ce qui conduit à la conception que dénonce Val Plumwood : « Une nature conçue en termes mécaniques invite en quelque sorte les êtres humains à la traiter comme un simple instrument au service de leurs fins. » VP

C’est ce que pratique le capitalisme, guidé par notre anthropocentrisme : « Le face à face du sujet et de l’objet qu’évoque la philosophie cartésienne et l’instrumentation du monde qu’il induit ne peuvent manquer d’évoquer la réduction capitaliste de la nature à un entrepôt de marchandises. /…/ En instituant un rapport au monde fondé sur la domination et l’instrumentalisation, l’anthropocentrisme moderne réduit également l’humain à son agir technique et économique, occultant par là même les autres potentialités de son être, qu’elles soient sociales, poétiques ou spirituelles, que l’on peut à bon droit considérer comme plus fondamentales, ou tout au moins d’une importance égale. » PM

Madelin n’a aucun mal à démonter la vanité des délirantes entreprises transhumanistes et posthumanistes : «La clé de voûte de l’entreprise transhumaniste, c’est l’abolition de la mort/…/ Le transhumanisme est amené à croître et à gagner du terrain car il n’est ni une incongruité ni une excroissance monstrueuse, mais l’aboutissement logique d’une histoire plurimillénaire dont le legs immense ne nous est malheureusement pas d’un grand secours, car il fait lui-même partie du problème. » PM

Il nous faut repenser la mort, l’accepter, pour mettre fin à notre colonisation du vivant, qui lui est liée : « Selon Val Plumwood, dans « Feminism and Mastery of Nature », tout processus de colonisation, qu’il s’exerce sur d’autres groupes humains ou sur le monde autre qu’humain, comporte quatre étapes principales :

  1. La justification et la préparation,
  2. L’invasion et l’annexion,
  3. L’appropriation, qui implique l’instrumentalisation de l’autre,
  4. Enfin l’incorporation de l’autre, sa « dévoration »…La colonisation cosmophage se double d’une colonisation anthropophage, et la destruction de la Terre s’accompagne de la destruction des aspects de l’humain – le corps et la mort qui lui est inhérente – associés à la Terre. /…/ Val Plumwood : « C’est un des défis philosophiques majeurs de notre temps que repenser la mort et la signification de la vie humaine d’une façon qui nous permette non seulement d’affirmer la valeur de la vie et de la nature mais aussi d’accepter la mort. » PM

Au cœur de la pensée écologiste se tient une conception relationnelle de la personne : « Si la crainte de la mort est d’autant plus forte que l’individu se perçoit comme une entité autonome, une conception relationnelle de la personne permet au contraire d’envisager la mort plus sereinement…. Loin d’être un tout autosuffisant, l’être humain se découvre membre d’une totalité cosmique, ou tout au moins terrestre, qui le dépasse largement et avec laquelle il ne cesse d’interagir. » PM

Comme JMG Le Clézio  écrivant : « Quand j’aurai rendu ma chair à la terre, quand j’aurai restitué mon âme au monde… », il nous appartient de comprendre que : « La mort est passage, transition, et représente même une occasion d’honorer ne fut-ce que partiellement la dette que nous contractons au cours de notre vie envers la terre nourricière, de restituer au monde une partie de ce que nous en avons reçu…. » PM

Pour conclure, certes : « Habiter la finitude n’est pas une tâche facile, sans doute la plus difficile qui nous incombe. C’est pourtant à cette condition, et à cette condition seule, que nous pourrons cesser de considérer la Terre comme un exil et percevoir enfin en elle notre véritable foyer. » PM

Pierre Madelin finit en citant la proposition d’immortalité que fait Calypso à Ulysse, et comment il préfère rejoindre Pénélope, tout mortelle qu’elle soit : « Il nous faudra, comme Ulysse, renoncer aux rêves d’immortalité, affronter cette vérité ancestrale que nous avons manifestement encore tant de mal à accepter : la Terre est le lieu où nous mourrons et verrons mourir les être aimés. Tel est le prix à payer pour que cessent enfin l’exil et la course folle de notre errance destructrice, et pour que la Terre redevienne enfin, pour tous ses habitants, un foyer. » PM

Dans la fresque que fait Madelin de toute une tradition philosophique, de Platon à Descartes et Bacon, finissant à Jankélévitch, il y a un absent, que nous découvrirons bientôt.

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