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Billet de blog 14 avril 2025

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Trace 206- Mort 2

"Je veux, quant à moi, que la mort me trouve plantant mes choux, indifférent à sa venue, et plus encore à l’obligation dans laquelle elle me mettra de laisser mon jardinage inachevé." Montaigne

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Un moment de suspension avec Montaigne, le grand absent du livre de Pierre Madelin (T205). Dans ses Essais, au chapitre XIX du livre1 : QUE PHILOSOPHER C’EST APPRENDRE A MOURIR, il se livre à une méditation sur la vie, la vie bonne, plus que sur la mort même. Davantage encore que les autres, ce chapitre parait sous l’empreinte de la mort de La Boétie, que Montaigne, bouleversé, a longuement narrée dans une lettre à son père. La non-inclusion du « Discours de la servitude volontaire » dans les Essais, comme initialement prévu, Montaigne la porte amèrement, l’usage qu’il fait ici du mot « servitude » en témoigne sans doute. N’étant pas philosophe, mais charpentier, je m’abstiens de commenter plus avant :

 « Qu’est-ce que philosopher ? — Cicéron dit que philosopher, n’est autre chose que se préparer à la mort. Peut-être est-ce parce que l’étude et le recueillement reportent en quelque sorte notre âme en dehors de nous, et la dégagent du corps ; ce qui est un peu ce qui advient quand la mort nous atteint, et en est comme l’apprentissage ; ou encore, parce que toute la sagesse et la raison humaines aboutissent finalement à ce résultat, de nous apprendre à ne pas appréhender de mourir. À dire vrai, ou notre raison est en défaut, ou son but unique doit être notre propre satisfaction, et tout son travail tendre à nous faire vivre bien et à notre aise…

 Le plaisir est le seul but de la vie ; c’est surtout par la vertu qu’on se le procure. — Quoi qu’en disent les philosophes, même dans la pratique de la vertu, le but de nos aspirations est la volupté. — La volupté, il me plaît de répéter sans cesse à leurs oreilles ce mot qu’ils ne prononcent qu’à contre-cœur ; il sert à exprimer le plaisir suprême portant au paroxysme le contentement que nous pouvons ressentir ; il conviendrait mieux aux satisfactions que nous peut procurer la vertu, qu’à celles provenant de toute autre cause.

 Le mépris de la mort est l’un des plus grands bienfaits que nous devons à la vertu. — Un des principaux bienfaits de la vertu est de nous inspirer le mépris de la mort, ce qui nous permet de vivre dans une douce quiétude, et fait que notre existence s’écoule agréablement et dégagée de toute préoccupation ; sans ce sentiment, toute volupté est sans charme.

 Il faut toujours être prêt à mourir. — Mais c’est folie que d’espérer se dérober de la sorte à cette idée. On va, on vient, on trotte, on danse ; de la mort, pas de nouvelles, que tout cela est beau. Mais aussi quand elle s’abat sur nous, sur nos femmes, nos enfants ou sur nos amis, que le coup soit soudain ou attendu, quels tourments, quels cris, quelle rage, quel désespoir ! Vîtes-vous jamais personne si humilié, si changé, si confus ? Il faut s’en préoccuper plus à l’avance ; sans quoi une telle nonchalance qui nous rapproche de la bête, alors même qu’elle pourrait se concilier en nous avec le bon sens, ce que je considère comme absolument impossible, nous fait payer trop cher les illusions dont elle nous berce.

Nous ne savons où la mort nous attend, attendons-la partout. Méditer sur la mort, c’est méditer sur la liberté ; qui a appris a mourir, a désappris la servitude ; aucun mal ne peut, dans le cours de la vie, atteindre celui qui comprend bien que la privation de la vie n’est pas un mal ; savoir mourir, nous affranchit de toute sujétion et de toute contrainte.

La venue de la mort ne sera pas chose qui me surprendra ; j’y suis, à toute heure, préparé autant que je puis l’être ; elle est continuellement mêlée à mes pensées et s’y grave. Autant qu’il est en nous, il faut toujours être botté et prêt à nous mettre en route ; et surtout, n’avoir plus, pour ce moment, d’affaires à régler qu’avec soi-même : « Pourquoi, dans une vie si courte, former tant de projets ? (Horace). »

 Nous sommes nés pour agir : « Je veux que la mort me surprenne au milieu de mon travail (Ovide). » Agissons donc, et autant que nous le pouvons ; prolongeons nos travaux tant que dure notre vie. Je veux, quant à moi, que la mort me trouve plantant mes choux, indifférent à sa venue, et plus encore à l’obligation dans laquelle elle me mettra de laisser mon jardinage inachevé.

 La mort fait partie de l’ordre universel des choses. — Quoi qu’il en soit, il en est ainsi du fait même de la Nature : « Sortez de ce monde, nous dit-elle, comme vous y êtes entrés. Vous êtes passés de la mort à la vie, sans que ce soit un effet de votre volonté et sans en être effrayés ; faites de même pour passer de la vie à la mort ; votre mort rentre dans l’organisation même de l’univers, c’est un fait qui a sa place marquée dans le cours des siècles : « Les mortels se prêtent mutuellement la vie… ; c’est le flambeau qu’on se passe de main en main comme aux courses sacrées (Lucrèce). » Croyez-vous que, pour vous, je vais changer cet admirable agencement ? Mourir est la condition même de votre création ; la mort est partie intégrante de vous-même, sans cesse vous allez vous dérobant à vous-même. L’existence dont vous jouissez, tient à la fois de la vie et de la mort ; du jour de votre naissance, vous vous acheminez tout à la fois et dans la vie et vers la mort.

 La vie n’est en soi ni un bien, ni un mal. — « Si vous avez su user de la vie, en ayant joui autant qu’il se pouvait, allez-vous-en et déclarez-vous satisfait : « Pourquoi ne pas sortir du banquet de la vie, comme un convive rassasié (Lucrèce) ? » Si vous n’avez pas su en user, si elle vous a été inutile, que vous importe de la perdre ; si elle se continuait, à quoi l’emploieriez-vous bien ? « À quoi bon prolonger des jours, dont on ne saurait faire meilleur usage que par le passé (Lucrèce) ! » La vie, par elle-même, n’est ni un bien, ni un mal ; elle devient un bien ou un mal, suivant ce que vous en agissez. — vous avez vécu un seul jour, vous avez tout vu, chaque jour étant la répétition de tous les autres. La lumière est une, la nuit est une ; ce soleil, cette lune, ces étoiles, cet ensemble dont vous avez joui, sont les mêmes que du temps de vos aïeux ; ce sont les mêmes que connaîtront vos arrière-neveux.

 En cet état où je vous mettrai, vous n’aurez pas sujet d’être mécontent : « Ignorez-vous qu’il ne vous survivra pas un autre vous-même qui, vivant, puisse vous pleurer mort et gémir sur votre cadavre (Lucrèce) ? » et cette vie que vous regrettez tant, vous ne la désirerez plus : « Nous n’aurons plus alors à nous inquiéter ni de nous-mêmes, ni de la vie…, et nous n’aurons aucun regret de l’existence (Lucrèce). »

La mort est moins que rien, si tant est que cela puisse être : « La mort est moins à craindre que rien, s’il existe quelque chose qui soit moins que rien (Lucrèce). » Mort ou vivant vous lui échappez : vivant, parce que vous êtes ; mort, parce que vous n’êtes plus. Bien plus, nul ne meurt avant son heure. Le temps que vous ne vivez plus, ne vous appartient pas plus que celui qui a précédé votre naissance ; vous êtes étranger à l’un comme à l’autre : « Considérez en effet que les siècles sans nombre, déjà écoulés, sont pour nous comme s’ils n’avaient jamais été (Lucrèce). »

Quelle que soit la durée de votre vie, elle forme un tout complet. Elle est utile, non par sa durée, mais par l’usage qui en est fait.

 L’immortalité n’est pas désirable. — « Chiron refusa l’immortalité, lorsque Saturne son père, le dieu même du temps et de la durée, lui en eut révélé les conditions. Imaginez-vous combien, en vérité, une vie sans fin serait moins tolérable et beaucoup plus pénible pour l’homme que celle que je lui ai donnée. Si vous n’aviez la mort, vous me maudiriez sans cesse de vous en avoir privés. »

 Je crois en vérité que ces figures de circonstance et cet appareil lugubre dont nous l’entourons, nous impressionnent plus qu’elle-même…. enlevons les masques aux choses comme aux personnes, et dessous nous y verrons tout simplement la mort ; la même, au sein de laquelle s’en sont allés hier, sans plus en avoir peur, tel valet ou telle petite femme de chambre. C’est une mort heureuse, que celle qui nous surprend sans donner le temps à de pareils apprêts. » MM

 Lucrèce, souvent cité ici par Montaigne, sera l’objet d’une prochaine Trace.

«Qui court, court après sa mort», proverbe africain. Prochaine étape, la lenteur.

Je vais planter mes choux.

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