Pier Paolo Pasolini : « En ce moment, la destruction de l'ancien monde, c'est-à-dire le monde réel, a lieu partout. L'irréalité s'étend à travers la spéculation immobilière du néocapitalisme ; au lieu d'une Italie belle et humaine, même si elle est pauvre, nous faisons maintenant face à quelque chose d'indéfini, et c'est peu de dire que c'est laid. »PPP et la forme de la ville (1974)
Au-delà de la laideur, ce que stigmatise aussi et surtout Pasolini, c’est l’acculturation provoquée par l’exode rural : au-delà du dégât environnemental, qui est moins criant en Italie qu’en France, le dégât humain.
« L’acculturation est l’ensemble des changements qui se produisent dans les modèles culturels originaux, lorsque des groupes d’individus de cultures différentes entrent en contact direct et continu. Cette définition implique que chaque culture constitue un système, dont les divers éléments se réélaborent à l’occasion de ces contacts. Elle souligne que, quelles que soient les occasions (invasion, colonisation, migration), il existe des emprunts, des échanges et des réinterprétations entre les deux cultures et qu’aucune ne s’impose complètement à l’autre, bien que de toute évidence, les conditions historiques créant toujours une situation objective d’inégalité, l’apport des unes et des autres soit inégal » « Dictionnaire de la sociologie », R. Boudon et al. (1989)
Pourtant dans toute l’Europe des années soixante, on se réjouit plutôt de la formidable expansion de l’industrie, rendu possible par cet exode.
Dans un document de 1962, établi par G.Giorgi pour le compte de la CEE, on peut lire ceci, comme exemple de langue bureaucratique :
« La plupart des rapporteurs se préoccupèrent alors de proposer des remèdes afin de freiner ce phénomène qu'ils considéraient généralement comme pathologique. En réalité, ainsi que l'ont souligné quelques rapporteurs au nombre desquels l'auteur de la présente étude, ce phénomène était absolument normal, tout au moins jusqu'à un certain point. Il était certes favorisé par diverses causes, telles que le fractionnement excessif et le morcellement des terres, les charges fiscales trop lourdes, l’état anarchique de l’hydraulique et de l'économie forestière, les conditions d'hygiène déplorables, l'orientation irrationnelle des cultures, le mauvais état et l'insuffisance des communications, la rareté des sources accessoires de revenus, la détérioration des finances des communes, etc. Mais sa cause fondamentale était l'insuffisance des revenus tirés de la terre et cela non pas certes faute de bonne volonté des paysans, mais en raison des conditions climatiques et pédologiques du territoire. Les mesures proposées, telles que le reboisement des terrains escarpés de moyenne montagne, le remembrement des exploitations morcelées, l'aménagement hydro-géologique, l'amélioration des conditions d'hygiène, etc… étaient préconisés par la plupart comme des moyens d’empêcher le phénomène de se manifester. · En réalité, ainsi que nous l'avons toujours soutenu elles devaient viser essentiellement à assurer de meilleures conditions de vie à la population restante, de façon à établir un équilibre entre le peuplement et les ressources. Il était donc évident qu'une partie de la population devait abandonner la montagne. »GG
Il n’est pas question de nier les difficultés de la vie rurale jusqu’au milieu du XXème siècle dans l’Italie, particulièrement dans le Sud, telles que l’a décrite Carlo Levi dans « Le Christ s’est arrêté à Eboli », par exemple. Mais précisément, de ces difficultés, naissait une culture :
« Personnellement, j’ai l’expérience des paysans de Lucanie, je connais beaucoup d’entre eux par leur nom, leur prénom et leur histoire. J’ai été longuement avec eux, j’ai visité leurs maisons, j’ai mangé et bu avec eux […] La société les avait plongés dans la misère, leur avait nié les deux outils les plus importants de la culture, à savoir lire et écrire, mais ils ne s’étaient jamais résignés à réciter dans le monde le rôle d’incultes, et sous la pression des événements critiques de la vie, la naissance, la nourriture, la fatigue, l’amour et la mort, ils avaient construit un système de réponses, c’est à dire une vie culturelle, formant ainsi, face à la tradition écrite de la culture hégémonique la tradition orale de leur savoir. Cette histoire dramatique des opprimés, personne ne l’a écrite : mais quelqu’un doit le faire. »Ernesto De Martino « Panorama e spedizioni : le trasmissioni radiofoniche » (1953–1954).
Qu’il soit possible de retrouver aujourd’hui une telle culture, voire d’en rebâtir une autre, cela n’est pas assuré.
Mais recenser les quelques 5527 villages en voie d’abandon d’Italie, dont 182 complètement désertés, voilà qui a intéressé Daniele Benedini, diplômé en urbanisme de la Faculté d’Architecture de Milan, qui a choisi ce sujet pour sa thèse, fasciné qu’il était par ces lieux porteurs d’une valeur inestimable comme témoignages d’un style de vie, de modes de construire, de modes d’habiter…
On peut lire des textes de lui sur le site PlanetB :
http://planetb.it/borghi-abbandonati-censimento-di-unitalia-che-sta-scomparendo/
http://planetb.it/litalia-dei-borghi-abbandono-e-nuove-prospettive/
Il y défend l’idée d’une réactivation de ces lieux, pour de multiples raisons : lutter contre cette plaie de la destruction des sols cultivables, trouver une solution d’urgence pour habiter, conserver un patrimoine historique riche, d’un point de vue architectural, mais aussi symbolique, enfin tenter de retrouver un autre rapport à la vie. Si l’on suit Daniele Benedini, ce qu’il importe d’abord de faire, c’est inverser la marche d’un dépeuplement inexorable, en attirant de nouveaux habitants, particulièrement des jeunes, sans faire fuir les anciens. Ce qui suppose, au-delà d’une certaine taille de village, de fournir l’accès aux services suivants : un dispensaire, un centre culturel, un guichet d’accès aux services publics, un bureau de poste, un centre pour les anciens, un office de tourisme et locations de bicyclettes. Comme cela semble peu de choses, au regard des dépenses générées par la recherche de changements au sein d’une grande ville ! Mais un centre culturel ne remplace pas, ne peut se substituer à la culture dont parle plus haut De Martino, celle dont Pasolini déplore la perte …il y a de quoi travailler davantage, et longtemps sur le sujet. S’il s’agissait d’un autre rapport au temps ? Carlo Levi, qui a souhaité être enterré à Gagliano, la ville qu’il a décrite dans son livre parle d’un autre rythme :
« C'étaient les choses qui me tenaient le plus à coeur, auxquelles je revenais continuellement, chaque jour, en esprit, et qui me semblaient toutes proches : mais de les sentir maintenant présentes, me les faisait apparaître tout d'un coup comme appartenant à un autre temps, suivant un autre rythme, obéissant à des lois incompréhensibles ici, plus lointaines que l'Inde ou que la Chine. Je comprenais que ces deux temps n'avaient pas de mesure commune »CL
La riche Toscane est, paradoxalement, la région où il y a l’on compte le plus de ces villages : 19, quand Abruzzes et Ligurie en comptent 17, puis la Sardaigne 16.
J’ai voulu voir l’un d’entre eux : Lucchio, en Garfagnana. J’y ai trouvé un endroit certes isolé, certes sans sercices aucun, mais où la vie transparaissait : bois soigneusement rangé pour l’hiver, linge qui sèche, comme suspendu au-dessus de la vallée, petits jardins abrités derrière des haies, …. Une vie qui reste là accrochée, comme le sont les maisons sur la roche.
Faire partie d’un lieu, faire partie d’une région, s’y accrocher, (sans pour autant en exclure quiconque), il sera question de cela dans les textes sur les Bio-régions, qui parleront notamment de la Toscane.